Un doux parfum de scandale

Ahlam Mosteghanemi, romancière algérienne de langue arabe, est enfin traduite en français. Elle s’exprime sur l’écriture, la politique et sa condition de femme dans le monde musulman. Sans passer par quatre chemins.

Publié le 21 janvier 2003 Lecture : 5 minutes.

Depuis la sortie, en 1993, de son roman Dhakirat al-Jasad (Mémoires de la chair), la romancière algérienne Ahlam Mosteghanemi subit une campagne médiatique d’une rare violence. Motif : son livre aurait été écrit par un poète irakien, une rumeur lancée par un journaliste tunisien et relayée par des médias qui n’ont eu de cesse de lui dénier la qualité d’auteur et de pourfendre sa plume taxée de licence.
Née à Tunis, femme ardente et passionnée, Ahlam Mosteghanemi est la première romancière algérienne de langue arabe. Après des études à la Sorbonne et une thèse sur « L’image de la femme dans la littérature algérienne contemporaine », elle rentre en Algérie elle publie, en 1973, un premier recueil de poésies : Au havre des jours. Son mariage avec le Libanais Georges Rassi, éditeur et journaliste, la conduit à s’installer à Beyrouth où elle se consacre exclusivement à l’écriture. Après la publication du deuxième volet de sa trilogie en 1997, L’Anarchie des sens, elle s’apprête à publier le troisième et dernier volume (Passager du lit). En attendant, Mémoires de la chair continue d’être un grand succès de librairie : il en est à sa dix-huitième réédition arabe et a été traduit dans plusieurs langues, dont le chinois et le kurde. Sa version française vient de paraître aux éditions Albin Michel.

J.A/L’INTELLIGENT : Une polémique a entouré la sortie en arabe de votre livre Mémoires de la chair. Pourquoi vous en veut-on ?
AHLAM MOSTEGHANEMI : La réussite d’une femme est toujours suspecte. On lui conteste la capacité d’agir par elle-même. On l’accuse d’avoir « payé » pour faire écrire ses livres. Mais je ne suis pas la seule à subir des campagnes de dénigrement. Le créateur arabe passe 20 % de son temps à créer et 80 % à défendre ce qu’il a écrit, comme le dit le cinéaste égyptien Youssef Chahine. Nous appartenons à une époque de mépris et de soupçon. Tout écrivain arabe peut être accusé d’hérésie ou d’antipatriotisme. On a dit de la poétesse palestinienne Fadwa Touqan qu’elle fut l’amie de Moshe Dayan ou de Mahmoud Darwich qu’il était un traître. Nous rendons hommage à nos créateurs en les poignardant : à preuve, le seul écrivain arabe qui a eu le Nobel, Naguib Mahfouz, a subi ce châtiment. Soixante-dix écrivains et journalistes algériens ont été assassinés pour délit d’écriture. Nous comptons parmi nous des censeurs qui dirigent des bureaux de fatwas, alors que nous devrions dépenser notre énergie dans des batailles plus importantes.

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J.A/L’INTELLIGENT : Pour autant, cette polémique a servi de publicité pour votre livre et lui a assuré le succès…
AHLAM MOSTEGHANEMI : Le succès n’est pas la gloire, et la consommation immédiate ne m’intéresse pas. Je veux que mes livres vivent après moi. Que mon écriture garde sa capacité à pousser à la rébellion. Le succès est éphémère et il faut se retirer très vite de son arène. Je rêve de m’exiler et de ne plus voir personne. Depuis deux ans, je ne participe plus aux colloques par refus d’y perdre mon temps. Un jour, le poète syrien Nizar Qabani m’a conseillé : « Si tu as à choisir entre l’homme aimé et la feuille de papier, choisis la feuille. » J’ai répliqué : « Non, je choisis l’homme ! » Avec l’âge, j’ai fini par lui donner raison.

J.A/L’INTELLIGENT : Une femme arabe peut-elle écrire librement ?
AHLAM MOSTEGHANEMI : Elle doit passer par plusieurs formes de censure : la censure conjugale, la censure sociale (voisins, parents proches etc.), la censure politique et la censure du lecteur dont elle doit tenir compte. Écrire en arabe est déjà un combat en soi. Nous écrivons dans une langue minée de pièges, où, à chaque tournant de phrase, nous risquons de commettre un délit. Avant, nous écrivions pour le lecteur anonyme, aujourd’hui, nous écrivons pour le tueur anonyme. N’importe quel lecteur peut avoir un droit de mort sur vous. L’écrivain ne demande plus à vivre de ce qu’il écrit, mais à ne pas mourir à cause de ce qu’il écrit.

J.A/L’INTELLIGENT : Votre prochain roman, Abir Sarir, est sur le point d’être publié. De quoi parle- t-il ?
AHLAM MOSTEGHANEMI : De ce qui est censé être tu. J’y emballe tous les vices, mais dans du papier transparent. C’est truffé de sexe, mais il n’y a pas un seul mot vulgaire. Ma tactique est là. On ne me prendra jamais en flagrant délit.

J.A/L’INTELLIGENT : Que pensez-vous de l’homme arabe aujourd’hui ?
AHLAM MOSTEGHANEMI : Il reste malheureusement nourri de postulats de base, de certitudes dont il refuse de se défaire : l’arabité, la religion, les Juifs, Israël. Il cherche encore les raisons de ses défaites dans la colonisation. Or il est temps qu’il regarde la réalité en face, remette en question ses difficultés et, surtout, la façon dont il s’y est pris jusque-là pour les affronter. Il faut qu’il songe à modifier ses approches religieuses et politiques. Qu’il cesse de qualifier de traître celui qui entend impulser le changement et d’espion celui qui veut faire évoluer la pensée. Je ne suis pas en situation de règlement de comptes avec les hommes, car ils m’ont toujours aimée, et je leur dois beaucoup. C’est avec ceux qui ont pillé nos rêves que j’ai un problème.

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J.A/L’INTELLIGENT : Si l’Amérique décide de faire la guerre à l’Irak, le monde arabe risque de traverser une grave crise…
AHLAM MOSTEGHANEMI : Il l’aura mérité ! Nos dirigeants ont vendu nos terres, nos sous-sols, mais aussi nos enfants et notre avenir à des pays qui s’apprêtent à nous combattre. Face à l’Occident, nous en sommes encore à guerroyer avec des couteaux de cuisine et à parler d’honneur, c’est-à-dire en utilisant des mots refuges vieux de quinze siècles. Notre guerre est autre que celle pour l’honneur de Saddam Hussein. Elle est de reconnaître que nous n’avons pas grand-chose à nous mettre sous la dent, qu’il nous faut éduquer, soigner et nourrir.

J.A/L’INTELLIGENT : Songez-vous à retourner un jour définitivement dans votre pays ?
AHLAM MOSTEGHANEMI : Non. Je ne veux pas mourir en Algérie. Qu’est-ce que la patrie ? Je prétends que c’est le pays où j’ai la liberté d’écrire et qui protège mes droits en tant que créateur. Or ni l’une ni l’autre condition ne sont offertes dans le monde arabe. Nizar Qabani disait que l’on peut amasser tout l’oxygène de la nation arabe, il ne suffira pas à un seul créateur. De fait, tout écrivain arabe est un apatride à sa façon.

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J.A/L’INTELLIGENT : Vous étiez brune, vous êtes devenue blonde…
AHLAM MOSTEGHANEMI : J’ai décidé de changer. Après chaque roman, je mue, laissant derrière moi une femme, en découvrant une autre.

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