Pour une politique de coopération sans ambiguïté

Publié le 21 janvier 2003 Lecture : 6 minutes.

Parmi les défis que le nouveau siècle pose à la France, celui de la dégradation des relations Nord-Sud occupe une place particulière. Pourquoi ?
D’abord, en raison de l’expérience, positive et négative, accumulée par notre pays en matière de coopération et d’aide au développement au cours des quarante dernières années. Ensuite, parce que de cette période émerge un monde transformé : la fin de l’affrontement Est-Ouest laisse face à face les nations industrialisées, porteuses ou non des valeurs de la démocratie et des droits de l’homme, et les populations déshéritées d’États parvenus à l’indépendance formelle du fait de la décolonisation, mais dont l’accession à une gestion démocratique reste tributaire de l’aide internationale.
Relever ce défi, c’est faire un choix clair : la France poursuivra-t-elle une politique de coopération qui, jusqu’ici, a surtout bénéficié aux élites privilégiées de ses pays partenaires, favorisant des liens de complaisance avec des dirigeants souvent corrompus et le maintien à notre profit d’avantages économiques et commerciaux ? Ou décidera-t-elle de donner la priorité à l’appui résolu aux populations victimes des dysfonctionnements de plus en plus évidents de l’économie mondiale, pour en faire les acteurs de cette interdépendance plus harmonieuse dont nous avons tous besoin ?
Cette révision, d’ores et déjà proclamée comme nécessaire, provoquera-t-elle un accroissement substantiel des crédits consacrés à l’aide publique au développement (APD), mais surtout, se traduira-t-elle par une répartition profondément différente de leur emploi en fonction des objectifs à atteindre, objectifs qu’il s’agit de définir au terme d’une évaluation menée en commun des besoins fondamentaux des populations concernées ? En somme, quand et comment le gouvernement français prendra-t-il au sérieux sa politique de coopération et lui accordera-t-il la priorité qu’elle mérite ? Quand y fera-t-il participer activement la société civile française, comme celle des pays partenaires ?
En 1988, l’arrivée de Michel Rocard à Matignon avait fait naître un espoir qui correspondait au sens des responsabilités dont le Premier ministre avait donné des preuves : une équipe dynamique avait rédigé un rapport courageux, mais ses propositions n’avaient pas plu au président de la République, qui s’était déjà, sept ans auparavant et pour les mêmes raisons, séparé de Jean-Pierre Cot. Il fallut le retour inopiné de la gauche aux affaires, en 1997, pour que Lionel Jospin mette en chantier sa réforme. À mon grand regret, ni la réorganisation ministérielle, trop complexe pour être efficace, ni la création d’un haut conseil présidé par Jean-Louis Bianco, et dont les premiers avis montrent clairement les voies à suivre, n’ont suffi jusqu’ici à faire démarrer effectivement la rénovation politique qui s’impose, alors que la gauche a quitté le pouvoir.
Après tant d’années perdues, il est temps de faire des choix clairs, de dire les trois objectifs distincts que nous avons pour ambition d’atteindre, au lieu de les confondre dans l’ambiguïté et de priver ainsi chacun d’eux des ressources qui lui sont nécessaires :
– maintenir et conquérir pour notre commerce et nos investissements des débouchés dans les pays encore peu industrialisés mais susceptibles de devenir des marchés intéressants, tâche qui incombe au ministère de l’Économie et des Finances ;
– mobiliser les ressources publiques et privées qui concourent au rayonnement de la culture française, sous ses diverses formes : la langue, partout menacée, la création artistique, qui nous fait aimer et admirer, la production scientifique enfin, dont il faut assurer la présence dans les échanges mondiaux, tâche d’une grande direction du ministère des Affaires étrangères ;
– orienter et piloter la contribution (publique et privée) de la France au développement des ressources naturelles et humaines des pays avec lesquels nous entretenons des relations de coopération, et dont certains sont parmi les plus pauvres de la planète, tâche dont doit être chargé un département ministériel propre, même s’il est placé sous la tutelle du ministre des Affaires étrangères.
Ce troisième objectif est aujourd’hui primordial. C’est en effet du développement de ces ressources que dépend la satisfaction des besoins fondamentaux des populations, mais aussi l’émergence d’États de droit capables d’instituer un gouvernement démocratique et leur entrée progressive dans les circuits de l’économie mondiale, en tant que partenaires responsables et non comme victimes de l’exploitation, lourde de périls, pratiquée par les maîtres d’une économie que polarise la recherche du profit immédiat.
Pour conduire une telle politique et faire partager une telle vision, la France dispose encore d’un discours : celui de Cancún, prononcé en 1981 par François Mitterrand ; celui de Jacques Chirac, en 2002, à Monterrey puis à Johannesburg. Mais la substance de notre action n’a fait que se diluer d’année en année. Et les résultats sont là, qui légitiment par leur scandaleuse médiocrité les protestations des acteurs potentiels : celles des organisations de solidarité internationale, dont la compétence n’a fait que croître au cours des vingt dernières années, qui sont parvenues à nouer des liens précieux avec leurs homologues au Sud, mais qui, faute de crédits, se trouvent aujourd’hui étranglées.
Les résultats ? C’est la paupérisation des peuples d’Afrique, d’Asie, d’Amérique latine, leur exploitation interne et externe, la lenteur de la mise en place d’institutions démocratiques et la multiplication de conflits pour l’accaparement du pouvoir, là où le pouvoir reste la seule voie d’accès à la richesse.
De ce constat peut et doit naître la définition d’une politique courageuse pour les années à venir. Elle proclamerait les objectifs dont la France pourrait se faire la championne dans les instances mondiales et régionales compétentes et dans sa propre action bilatérale :
– un désendettement vrai, mesure indispensable et urgente ;
– la protection des économies émergentes et solidaires par des dispositions équitables, dans le cadre de l’Organisation mondiale du commerce ;
– la priorité donnée par les bailleurs de fonds à la promotion des biens publics : santé, éducation, logement, emploi, au bénéfice, d’abord, des plus déshérités, conformément au message de John Rawls, le philosophe américain récemment disparu, dans son remarquable livre Théorie de la justice. Mais pour passer des discours à l’action, il faut aussi rénover les instruments d’aide et de coopération. Le gouvernement français pourrait confier à l’un de ses membres la tâche spécifique de mobiliser toutes les formes de solidarité avec les populations des pays partenaires : les crédits de l’Agence française de développement, ceux qui transitent par la Banque mondiale, l’Union européenne, le Fonds pour la zone spéciale, la coopération pour la formation des cadres, mais aussi, et surtout, ceux, qu’il conviendrait de multiplier au moins par dix, affectés aux organisations non gouvernementales. Pourquoi celles-ci ne bénéficieraient-elles pas d’un traitement comparable à celui qui échoit à leurs homologues des autres nations industrielles ?
Des exemples concrets démontrent ce que peuvent accomplir des organisations comme le Comité français de solidarité internationale, le Comité catholique contre la faim et pour le développement, Agrisud, Solagral, Crid, AICF (tous ces sigles devraient être familiers aux lecteurs de Jeune Afrique/l’intelligent et ils les retrouveront dans mon dernier livre(*)) lorsque le pays partenaire mobilise de son côté des équipes responsables. Des étapes très encourageantes ont ainsi été franchies récemment au Mali, dans le domaine des très petites entreprises paysannes, au Sénégal, au Cambodge et au Bénin, mais même là où des conflits internes ou des régimes dictatoriaux et corrompus rendent ces formes de coopération moins faciles, sinon moins nécessaires, des réseaux prennent forme qu’il faut soutenir. Je pense au Congo, à la région des Grands Lacs, au Cameroun et à l’Angola. J’ai pour ma part la conviction que les solidarités sont aujourd’hui assez fortes entre acteurs du Nord et acteurs du Sud, travaillant en partenariat, pour nous permettre d’entamer avec confiance cette nouvelle partie, la seule qui réponde à l’éthique du XXIe siècle.

* Dix Pas dans le nouveau siècle, Le Seuil, 2002.

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