Et si Bush faisait machine arrière ?

De Londres à Amman et de Berlin à Kuala-Lumpur, des voix de plus en plus nombreuses s’élèvent contre la guerre en Irak.

Publié le 21 janvier 2003 Lecture : 6 minutes.

Saddam Hussein a encore quelque chance de vieillir au pouvoir. Plusieurs indications suggèrent en effet que la logique de guerre peut encore être inversée et que le président George W. Bush peut différer, voire abandonner, son projet d’offensive militaire. Il n’est pas totalement invraisemblable d’imaginer que Saddam, qui a survécu à Bush Sr. en 1991, puisse faire de même avec son fils, douze ans plus tard.
Il est temps, de toute façon, de poser la seule question qui importe : oui ou non, les États-Unis et la Grande-Bretagne attaqueront-ils l’Irak ? Personne – pas même le locataire de la Maison Blanche – ne peut répondre avec certitude, mais plusieurs facteurs imprévus, extérieurs au Moyen-Orient, ont joué en faveur de l’Irak.
En premier lieu, l’argument des faucons de Washington selon lequel l’Irak doit être désarmé par la force a été ruiné par la réponse « diplomatique » modérée de l’administration Bush au programme militaire atomique de la Corée du Nord (voir p. 79). Si le danger représenté par les très réelles armes de destruction massive possédées par Pyongyang peut être écarté par des négociations, pourquoi n’en va-t-il pas de même des armements supposés de Bagdad ?
Le deuxième facteur imprévu tient à la crise au Venezuela. Les exportations pétrolières de Caracas ont été gravement réduites par six semaines d’une grève générale qui menace de renverser le régime du président Hugo Chávez. Si une guerre devait simultanément perturber les exportations pétrolières de l’Irak, le marché mondial perdrait quotidiennement quelque 5 millions de barils. Une telle quantité ne pourrait être rapidement remplacée par d’autres fournisseurs, même si l’Opep vient de décider d’augmenter sa production. En conséquence, les prix du pétrole, déjà supérieurs à 30 dollars le baril, monteraient davantage, portant un coup sérieux à des économies occidentales déjà déprimées. Ce facteur aussi peut inciter Bush à une pause.
Troisième facteur, peut-être encore plus important : l’hostilité à la guerre qui grandit dans l’opinion britannique. Selon les plus récents sondages, 56 % des personnes interrogées y sont opposées. George Monbiot, célèbre columnist du quotidien The Guardian, vient pour sa part d’appeler à une « campagne de contestation massive, quoique non violente » si le Premier ministre Tony Blair décidait d’engager la Grande-Bretagne dans une guerre contre l’Irak. Et cette question a provoqué un heurt public entre deux membres du cabinet : Jack Straw, le secrétaire au Foreign Office, favorable à une solution pacifique de la crise, et Geoff Hoon, son belliqueux collègue de la Défense, responsable de la préparation au combat des forces britanniques.
Le 7 janvier, dans un grand discours de politique étrangère, Tony Blair lui-même a paru donner le signal de la retraite en pressant Bush de prêter l’oreille aux craintes de la communauté internationale. Il a mis en garde contre le « chaos » qui résulterait d’une division du monde en « pôles de pouvoir rivaux : d’un côté les États-Unis, de l’autre les forces antiaméricaines », et a évoqué le danger d’aggraver « les sentiments d’injustice et d’aliénation », mentionnant en particulier la pauvreté et le réchauffement de la planète, mais aussi la paralysie du processus de paix au Moyen-Orient.
Blair sent évidemment le besoin de manifester quelque indépendance à l’égard des États-Unis et de prendre ses distances avec les néo-conservateurs et les sionistes extrémistes de Washington, qui poussent à la guerre. Il veut aussi rassurer les Européens – largement hostiles à la guerre – quant à l’engagement européen de la Grande-Bretagne. Son discours est important parce que, sans le soutien politique du plus important allié occidental de l’Amérique, il est douteux que Bush se résolve à entrer en guerre.
Par ailleurs, l’Allemagne, autre grand allié des États-Unis, a réaffirmé son opposition à la guerre tandis que le président français Jacques Chirac a répété qu’on ne saurait recourir à celle-ci qu’en dernier ressort. François Hollande, le premier secrétaire du Parti socialiste, est allé jusqu’à estimer que la France devrait user de son droit de veto au Conseil de sécurité dans l’hypothèse où les États-Unis tenteraient de faire adopter une résolution autorisant la guerre. Quant à Igor Ivanov, le ministre russe des Affaires étrangères, il a mis en garde Washington contre toute action militaire unilatérale.
Dans la région même, Abdullah Gül, le Premier ministre turc, a conclu une tournée des États arabes au cours de laquelle il a fait comprendre à ses interlocuteurs que la Turquie ne montrait aucun enthousiasme pour la guerre. Une approbation parlementaire serait requise pour toute participation turque à une action militaire. Le ministre des Affaires étrangères saoudien, le prince Saoud al-Fayçal, a indiqué qu’une aide éventuelle aux forces américaines serait dictée par les seuls intérêts nationaux du royaume. Pour sa part, le président syrien Bachar el-Assad a clairement précisé qu’en dépit de son vieux contentieux avec Bagdad il est totalement opposé à la guerre. Et des manifestations antiaméricaines hostiles à la guerre se sont déroulées aussi bien au Pakistan qu’à Bahreïn.
Les développements sur le terrain même, en Irak, ne semblent pas s’orienter vers la guerre. Après avoir visité plus de deux cents sites, les inspecteurs en armement des Nations unies n’ont découvert jusqu’ici aucune trace d’arme de destruction massive. Hans Blix, leur chef, devait remettre son rapport le 17 janvier au Conseil de sécurité, et bien des diplomates prédisent qu’il sera favorable : autrement dit qu’il n’y a aucun prétexte pour justifier une action militaire contre Bagdad.
Dans le même temps, un message contraire est envoyé par l’intensification des préparatifs militaires américains, auxquels la Grande-Bretagne apporte une petite, mais significative, contribution. Comme l’a rappelé Tony Blair dans son dernier discours, « le prix de l’influence est que nous ne laissions pas les États-Unis faire face seuls aux plus graves difficultés ». La théorie sur laquelle repose cette préparation militaire est que Saddam Hussein n’acceptera de désarmer précipitamment que lorsque la menace d’une action militaire contre lui paraîtra imminente et pleinement crédible.
Le problème est qu’il y a, tant à Washington qu’en Israël, des partisans de la guerre, que l’Irak possède ou non des armes de destruction massive. Pour eux, cette affaire des armements a toujours été secondaire. Leur but est d’assurer une hégémonie régionale des États-Unis et d’Israël, de briser la résistance palestinienne à l’occupation juive et de contrôler les sources de pétrole.
Le jeu régional d’Ariel Sharon, belliqueux Premier ministre d’Israël, repose sur la guerre. Si les Américains attaquent l’Irak, Sharon saisira presque certainement l’occasion de frapper le Hezbollah, peut-être même la Syrie, et d’expulser le président Yasser Arafat, complétant ainsi la destruction de l’Autorité palestinienne. Privés de direction nationale et de tout appui extérieur, les Palestiniens, pense-t-il, seraient à sa merci. Il chercherait alors quelque « collabo » local pour gouverner de petites enclaves palestiniennes, tout en intensifiant l’édification de colonies juives. Si Saddam Hussein ne fournit pas le prétexte à une action militaire, la frustration des faucons, à Washington comme en Israël, atteindra des niveaux dangereux. On peut certainement s’attendre à ce qu’ils critiquent Hans Blix et disqualifient pour incompétence le travail de ses inspecteurs. Ils accuseront Saddam Hussein de mensonge. Et, si nécessaire, ils chercheront à fabriquer un prétexte pour entrer en guerre, ce qui n’est pas très difficile.
Ils essaieront, par exemple, de susciter la colère de la direction irakienne et peut-être de la pousser par une campagne de guerre psychologique à quelque acte d’hostilité impulsif. Selon certaines rumeurs, des dirigeants arabes poussent Saddam à se démettre et à chercher refuge à l’étranger. Étant donné l’histoire et le caractère du président irakien, ce scénario paraît tout à fait invraisemblable. À la suite d’une « fuite », évidemment organisée par une source officielle, The New York Times vient de faire état de plans américains pour un Irak « post-Saddam ». Une administration militaire américaine serait assistée par un responsable civil, peut-être désigné par les Nations unies. Les dirigeants « saddamistes » feraient l’objet de procès, étant épargnés ceux qui auraient aidé à renverser le régime. Quoique les États-Unis se saisiraient des champs pétrolifères et feraient redémarrer la production, le pétrole resterait « le patrimoine du peuple irakien ». L’ « intégrité territoriale » du pays serait préservée, mais l’armée américaine resterait l’acteur principal administrant l’Irak pendant au moins un an et demi.
Des rapports aussi arrogants ne devraient pas être tenus pour des programmes d’avenir crédibles. Ils visent à miner la volonté de résistance irakienne et, si possible, à provoquer un coup d’État contre Saddam. Ils reflètent la nervosité et la frustration grandissante des faucons qui acceptent que la guerre, en fin de compte, puisse être évitée.
La question principale est maintenant celle-ci : après toutes ses menaces guerrières et son appel à un « renversement de régime » en Irak, Bush peut-il maintenant faire retraite tout en sauvant la face ?

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