Chantage à Pyongyang

Pourquoi les provocations nucléaires de Kim Jong-il ne suscitent-elles que de prudentes réactions américaines ?

Publié le 21 janvier 2003 Lecture : 9 minutes.

Imaginons un instant que Saddam Hussein ait menacé de déclencher une « troisième guerre mondiale » en raison de l’attitude hostile des États-Unis. Ou que, laissant entendre qu’il possède l’arme nucléaire et ayant démontré qu’il dispose en tout cas de missiles balistiques capables de transporter des armes de destruction massive, le même ait déclaré que « nous n’excluons pas de lancer les premiers une attaque nucléaire » si « les circonstances l’exigent ». Et qu’enfin, pour bien montrer qu’il ne parle pas à la légère, il ait décidé, ce qu’aucun pays n’avait encore osé faire, de se retirer du Traité de non-prolifération nucléaire (TNP).
Nul doute qu’un tel scénario aurait eu une issue radicale : la guerre contre Saddam Hussein aurait été déclenchée dans les plus brefs délais afin de neutraliser ce dangereux fauteur de troubles. Pour s’en convaincre, il suffit d’observer que l’option militaire a toujours les faveurs de l’administration Bush au Moyen-Orient, alors que tout le monde sait bien que l’Irak ne possède pas l’arme atomique et n’est pas près de pouvoir la fabriquer. Et pourtant, il existe bel et bien un gouvernement capable de tenir des propos aussi belliqueux sans s’attirer les foudres des États-Unis. Sans doute les responsables américains regrettent-ils que la Corée du Nord, puisque c’est d’elle qu’il s’agit, se montre si agressive et n’hésite pas à défier la communauté internationale, mais la Maison Blanche n’est manifestement pas pressée de mettre au pas ses dirigeants. Le secrétaire d’État Colin Powell se refuse même à parler de « crise », le mot lui paraissant trop fort, donc inapproprié. Officiellement, il n’est encore question que d’un problème diplomatique, sérieux, certes, mais sans plus.
Bien entendu, les adversaires de la guerre contre l’Irak ne se privent pas de dénoncer cette pratique ostensible du « deux poids, deux mesures ». Même Madeleine Albright, l’ancienne secrétaire d’État, pourtant peu suspecte de pacifisme et de tiédeur envers le régime de Bagdad, faisait remarquer récemment que « à tous les égards, le danger [nord-coréen] paraît plus imminent que le danger irakien ». Dictée que par l’obsession anti-irakienne de George W. Bush, la position de la Maison Blanche serait-elle à ce point irrationnelle ? Ce serait trop simple…
Deux raisons sont communément avancées pour expliquer l’apparente indifférence de Washington face à la menace nord-coréenne.
La première est d’ordre tactique. Elle est résumée par Warren Christopher, autre ancien secrétaire d’État, qui estime que, « comme tous ceux qui ont exercé des responsabilités le savent », le gouvernement américain « est incapable de gérer deux crises en même temps ». C’est possible, et même probable, mais cela ne suffit pas à expliquer l’extrême prudence américaine. Car l’administration Bush n’a apparemment pas la moindre intention de préparer le terrain à une future réaction musclée quand les circonstances seront plus favorables.
La seconde raison, plus convaincante, est d’ordre géostratégique. Nul besoin d’être un spécialiste pour remarquer que le poids de l’Irak sur l’échiquier mondial est sans commune mesure avec celui de la Corée du Nord. Pays majeur, historiquement influent, au Moyen-Orient, le premier a été capable de lancer des missiles Scud contre Israël lors de la guerre du Golfe. Il est de surcroît un important producteur de pétrole (ses réserves sont les deuxièmes au monde). La seconde, qui ne possède ni or noir ni matière première stratégique, est en revanche très pauvre (son revenu par habitant est inférieur à celui de la Guinée ou de la Centrafrique) et complètement isolée. Hormis sa présence sur le marché international des ventes d’armes, elle ne joue à peu près aucun rôle hors de la péninsule coréenne. Et même là, son action se limite à quelques escarmouches et à quelques opérations secrètes, d’ailleurs détestables (enlèvements, etc.). Le régime de Pyongyang n’y a pas mené de véritable opération militaire depuis la fin de la guerre de Corée, il y a un demi-siècle. Et il est exclu qu’il parvienne à entraîner ses alliés chinois ou russes – mais ceux-ci sont-ils encore des alliés ? – dans une quelconque aventure.
Pour importants qu’ils soient, ces facteurs n’expliquent pas à eux seuls l’immobilisme américain. Ce ne sont peut-être même pas les plus importants. D’un strict point de vue militaire, il est assurément plus délicat de déclencher une guerre contre la Corée du Nord que contre l’Irak. Cela fait sourire aujourd’hui, mais l’armée de Saddam Hussein était naguère présentée comme la troisième ou quatrième du monde. On sait ce qu’il en fut lors de la guerre du Golfe… Certains font aujourd’hui le même diagnostic à propos de l’armée nord-coréenne. Leur jugement doit être pris beaucoup plus au sérieux.
Kim Jong-il, le maître de Pyongyang, est, selon les spécialistes, capable d’aligner à tout moment plus d’un million de soldats professionnels. Sont-ils vraiment opérationnels ? En tout cas, ils sont la seule catégorie sociale choyée par le régime. En cas de besoin, ils peuvent être renforcés par 4,7 millions de réservistes. Par ailleurs, l’armée nord-coréenne disposerait de 3 800 chars, de 850 avions de combat et de nombreux navires de guerre et sous-marins. Sans compter une quantité importante, bien que difficile à évaluer, de missiles d’une portée de 300 km (Scud B), de 500 km (Scud C) et de 1 300 km (Nodong) fabriqués localement et en série. De nouveaux engins, les Taepodong 1 et 2 (2 000 km et 3 500 km de portée), sont en cours d’essai et devraient être prochainement mis en service. Au total, les forces du Nord sont, sur le papier, près de deux fois supérieures à celles du Sud.
Quand on sait que Séoul n’est qu’à quelques dizaines de kilomètres de la frontière, on imagine, en cas de conflit, les ravages que les missiles nord-coréens sont susceptibles de faire. D’autant que nombre d’entre eux seraient équipés d’ogives contenant des bombes chimiques ou bactériologiques. Et des charges nucléaires ? Certainement pas. À supposer que la Corée du Nord en possède une ou deux, ce qui est loin d’être établi, elle est encore incapable de les miniaturiser. Un expert américain a récemment évalué à un million le nombre de victimes sud-coréennes potentielles, dans l’hypothèse d’une attaque nord-coréenne soudaine et massive à l’aide de missiles. À l’inverse, dans le cas d’une invasion de la Corée du Nord, il faut savoir que ce pays montagneux se prête fort bien à une résistance de longue haleine.
Sans doute une éventuelle intervention militaire au Nord pourrait-elle se limiter à des frappes ciblées contre des installations militaires sensibles, et notamment les centrales nucléaires produisant le combustible nécessaire à la fabrication de bombes atomiques. Ce scénario avait été étudié lors de la grave crise de 1994, mais les experts américains en étaient arrivés à la conclusion que l’opération était trop dangereuse. De tels bombardements libéreraient en effet dans l’atmosphère un nuage radioactif qui aurait toutes les chances de contaminer la Corée du Sud, le Japon et même la Chine.
En théorie, la solution militaire tournerait inévitablement à l’avantage des Américains et de leurs alliés locaux. Dans les faits, elle est quasi impraticable en raison des pertes et des dégâts qu’elle entraînerait presque à coup sûr. Quoi qu’il en soit, si l’on prend en compte les données et l’enjeu réels du conflit en cours, elle ne s’impose absolument pas.
Tout a commencé en 1994, quand Washington, inquiet des risques accrus de prolifération nucléaire, proposa, en accord avec Séoul et Tokyo, un marché à Pyongyang. Très isolés diplomatiquement (en raison de l’éclatement de l’URSS et de la conversion progressive de la Chine au capitalisme) et confrontés à une situation économique désastreuse (recul de la production, crise des approvisionnements extérieurs, pénuries alimentaires conduisant à de véritables famines), les Nord-Coréens avaient toutes les raisons d’accepter une solution au compromis.
Les termes de ce marché étaient très clairs. D’un côté, le régime de Kim Jong-il acceptait de geler son programme nucléaire et renonçait notamment à faire fonctionner sa centrale de Yongbyon, qui utilisait la filière graphite-gaz pour produire du plutonium susceptible de servir à la fabrication de bombes atomiques. Il acceptait même que des inspecteurs de l’Agence internationale de l’énergie atomique contrôlent, sur place, le respect de l’accord. En échange, les États-Unis et leurs alliés s’engageaient à construire deux centrales nucléaires « civiles » pour couvrir les besoins énergétiques du Nord et, en attendant la mise en service des réacteurs, à lui livrer chaque année 500 000 t de fuel.
Or les deux parties se sont empressées de trahir l’esprit et la lettre de cet arrangement péniblement négocié. D’un côté, les Américains ont tout fait pour retarder la construction des réacteurs. Alors que le premier d’entre eux devait être mis en service en 2003, il est apparu un beau jour que ce ne serait pas le cas avant 2005 ou 2006, au plus tôt. D’un autre côté, la Maison Blanche affirme que les Nord-Coréens ont reconnu devant un responsable américain avoir secrètement poursuivi leur programme nucléaire après la signature du moratoire – ce que Pyongyang conteste formellement. Du coup, les livraisons de fuel ont été brutalement interrompues, il y a quelques mois. Réponse du berger à la bergère, Kim Jong-il a aussitôt annoncé qu’il dénonçait les termes de l’accord de 1994, violé selon lui par l’autre partie, et qu’il relançait officiellement ses activités nucléaires, à commencer par le réacteur et l’usine d’enrichissement du plutonium de Yongbyon.
L’accord de 1994 avait pour objectif essentiel de garantir à la Corée du Nord une assistance économique et une garantie de sécurité – donc de pérennité du régime – en échange d’un arrêt de tout chantage à la menace nucléaire. Chantage d’autant plus crédible que Pyongyang, pressé par un continuel besoin de devises, n’a jamais hésité à livrer à d’autres pays des armes de toute nature, à commencer par ses missiles capables de porter des armes de destruction massive. Sauf à mettre son pouvoir en péril, comment Kim Jong-il aurait-il pu renoncer à ce formidable moyen de pression que constitue le nucléaire dès lors que les aides promises ne lui étaient plus fournies ?
La réponse est tellement évidente que le Japon et la Corée du Sud se sont de facto désolidarisés de Washington, l’un et l’autre souhaitant la reprise de l’aide économique et la conclusion d’un nouvel accord par la seule méthode possible : la négociation. Les États-Unis pouvaient difficilement ne pas tenir compte de l’avis des pays concernés au premier chef par la menace nord-coréenne. D’ailleurs, c’est bien simple : aucun État au monde n’est favorable au déclenchement d’un conflit ouvert dans la péninsule.
Voilà pourquoi, même si, plus que tout autre, la Corée du Nord mérite le qualificatif d’« État voyou », le gouvernement américain s’abstient de répondre de manière trop brutale aux provocations de Kim Jong-il. D’autant que le danger d’une escalade sur le terrain ne semble pas immédiat. Nul n’imagine, à court terme, le Nord envahir le Sud : ce serait, de sa part, véritablement suicidaire. Et en dépit de son imprévisibilité, le régime de Pyongyang n’a, semble-t-il, pas l’intention – en tout cas, pas plus qu’avant – de livrer des armes nucléaires à des terroristes. Il est donc possible de privilégier la recherche d’un arrangement « raisonnable », en attendant, bien sûr, la seule vraie solution du problème : la disparition d’un régime ubuesque qui, du fait de sa faillite, n’a plus à monnayer que sa capacité de nuisance.

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