Au coeur du huis clos

Des rencontres informelles aux apartés, la vie au quotidien des acteurs de la crise ivoirienne à Linas-Marcoussis.

Publié le 22 janvier 2003 Lecture : 8 minutes.

Jusque-là, les habitants de Marcoussis, situé à une trentaine de kilomètres au sud de Paris, ne connaissaient de l’Afrique que Bérégadougou, paisible village du Burkina Faso avec lequel leur ville est jumelée depuis 1998. « Nous avons mis en place un système d’échanges avec des écoles burkinabè, construit une bibliothèque et envoyé des médecins là-bas », raconte une employée municipale. Du 15 au 24 janvier 2003, Marcoussis, balayé par un vent glacial, accueille la réunion des principaux acteurs de la crise ivoirienne. Le cadre ? Le domaine de Bellejame, jadis propriété du marquis de Ponteves, dont le château a brûlé en 1976 pour laisser la place beaucoup plus tard, en novembre 2002, au Centre national de rugby (CNR), un complexe sportif qui dispose d’un auditorium, de salons privatifs et de plusieurs salles de réunion.
Les partis politiques ivoiriens, les trois mouvements rebelles, à savoir le Mouvement patriotique de Côte d’Ivoire (MPCI), le Mouvement populaire ivoirien du Grand-Ouest (MPIGO) et le Mouvement pour la justice et la paix (MJP), les institutions internationales et les « personnalités qualifiées » ont fait le déplacement. La Côte d’Ivoire, le premier partenaire commercial de Paris en zone franc et le troisième en Afrique subsaharienne (après l’Afrique du Sud et le Nigeria), vaut bien un grand raout, fût-ce dans une ville de la lointaine banlieue, à l’abri des regards indiscrets et loin des journalistes. Un huis clos « strict », d’où nous sont pourtant parvenues aux oreilles quelques confidences… Une fois les participants installés au CNR, dans l’après-midi du 15 janvier, Pierre Mazeaud, qui préside les discussions, suggère que les uns et les autres s’abstiennent de toute déclaration à la presse. Il ne s’agit pas d’une interdiction, souligne ce juriste émérite, ancien ministre et membre du Conseil constitutionnel, mais d’une recommandation, pour éviter que les manchettes des journaux ne viennent perturber la sérénité des débats. Il procède ensuite à un tour de table. Chaque intervenant dispose d’une quinzaine de minutes.
D’abord les longues tirades Après avoir remercié les autorités françaises, à qui il doit « d’être vivant et présent dans cette salle aujourd’hui », Alassane Dramane Ouattara, le leader du Rassemblement des républicains (RDR), souligne que le problème de fond est l’absence de démocratie et d’élections transparentes. « Notre pays est victime de l’instrumentalisation de l’identité, poursuit-il. Par la faute de politiciens à courte vue, notre Côte d’Ivoire est devenue un pays où, au nom de l’ivoirité totale, les enfants renient leurs parents, les hommes et les femmes renient leurs conjoints. Un pays où les parents eux-mêmes oeuvrent à transformer, au moyen de lois infâmes, leurs enfants binationaux en citoyens de deuxième catégorie, voire de seconde zone. »
Le Front populaire ivoirien (FPI), le parti du président Laurent Gbagbo, n’est pas – on s’en doute – du même avis. Pour le Premier ministre Pascal Affi Nguessan, la Côte d’Ivoire était en voie de normalisation lorsque les insurgés ont pris les armes. Il égrène, à l’appui de son propos, le Forum pour la réconciliation nationale, qui s’est tenu d’octobre à décembre 2001 à Abidjan, la formation d’un gouvernement d’union nationale, en août 2002, la délivrance d’un certificat de nationalité à Ouattara, le retour des bailleurs de fonds… Avant de s’adresser directement aux rebelles : « Nous en sommes arrivés là par votre faute. Il faut savoir s’arrêter ! »
Francis Wodié, du Parti ivoirien des travailleurs (PIT), rappelle, pour sa part, qu’en Côte d’Ivoire on a mis la charrue avant les boeufs. « Depuis le début des années quatre-vingt-dix, je répète qu’on aurait dû, avant toute libéralisation politique, organiser une Conférence nationale, comme cela s’est fait ailleurs. Cela aurait permis de mettre les problèmes à plat. On paie aujourd’hui le prix de ce choix d’aller directement au multipartisme. »
Guillaume Soro, le secrétaire général du MPCI, intervient alors pour dire que ses camarades souhaiteraient qu’on ne les désigne plus par l’épithète « rebelles », mais par celle de « mouvements armés ». Puis il annonce, à la surprise générale, que le MPCI, le MPIGO et le MJP, que certains tenaient pour des groupes autonomes, s’exprimeront, durant tous les travaux, d’une seule et unique voix, celle de Louis André Dacoury-Tabley, le « ministre des Affaires étrangères » du MPCI. Prenant la parole, cet ancien compagnon de route (et ami) de Laurent Gbagbo passé à la rébellion se lance dans un exposé sur les « guerres justifiées » et les « guerres injustifiées » : « La résistance en France contre le nazisme et le combat des Américains contre l’axe du Mal sont justifiés, assure-t-il. Face à un pouvoir aussi arrogant que celui de Gbagbo, nous n’avions pas d’autre choix que celui de prendre les armes… »
Dans une longue tirade, l’ancien président Henri Konan Bédié dira que tous les problèmes actuels découlent du coup d’État du 24 décembre 1999, qui a emporté son régime. Tout se passait bien, assure le chef de la délégation du Parti démocratique de Côte d’Ivoire (PDCI-RDA) : « Nous étions à dix mois de l’élection présidentielle. Il n’y a rien qui puisse justifier un putsch. » Puis il évoque l’ivoirité, « un concept culturel » qui, selon lui, a été mis à toutes les sauces et sur lequel « on a tellement dit de contre-vérités ». Son intervention s’étire en longueur. « Monsieur le Président, vous avez parlé trois fois plus que les autres », lui fera remarquer, quelque peu sèchement, le représentant spécial du secrétaire général de l’ONU pour l’Afrique de l’Ouest, le Mauritanien Ahmedou Ould Abdallah.
Et il en sera ainsi jusqu’en début de soirée. À tour de rôle, chacun des délégués prendra la parole pour dire ce qu’il a sur le coeur, donner un avis, faire des suggestions. Le cadre de discussion y est-il pour quelque chose ? Les interventions restent d’autant plus mesurées que le président Pierre Mazeaud est courtois, subtil, mais ferme.
À Marcoussis, on vit certes en vase clos, protégé par deux fourgonnettes de la gendarmerie, mais on ne mène pas une vie d’ermite. Tout le monde se voit, discute et, surtout, loge sur place. L’ancien président Henri Konan Bédié, l’actuel Premier ministre Pascal Affi Nguessan, l’ex-chef du gouvernement Alassane Ouattara ainsi que l’ancien président de São Tomé e Príncipe Miguel Trovoada (envoyé spécial de l’Union africaine pour la Côte d’Ivoire) sont installés dans des suites. Les autres, tous les autres, dans des chambres spacieuses à… deux lits. « Les pièces rappellent le Novotel », raconte un vieil habitué des hôtels internationaux. Il n’empêche, tous, même ceux qui, comme Bédié et Ouattara, ont un appartement à Paris, dorment sur place. Sans doute parce que c’est commode. En arrivant au CNR, chacun d’entre eux a reçu une fiche récapitulant la liste des participants et portant mention des numéros de chambre. On ne sait jamais, ça peut faciliter les contacts. Les matinées sont réservées aux rencontres informelles, aux tête-à-tête, aux négociations, parfois discrètes, avec les émissaires de l’ONU, de l’Union africaine, de la Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest, de l’Organisation internationale de la Francophonie, du Pnud ou de la communauté italienne Sant’Egidio, à qui le Mozambique doit d’avoir recouvré la paix, le 4 octobre 1992. « Le matin, on fait les couloirs, on se rend visite, et certains font du footing. L’après-midi, on formalise », explique un ministre. « Ils se trouvent regroupés dans la même case. Ils respirent le même air. Ils sont obligés de se parler, de trouver un compromis », résume un autre responsable politique.
Les rares moments de pause et les soirées sont plutôt animés. Les uns en profitent pour aller chercher des journaux et des bulletins d’information du Quai d’Orsay, à leur libre disposition au comptoir d’information. D’autres, « surtout les fumeurs », pour faire un tour au café, situé, tout comme l’auditorium et le restaurant, au rez-de-chaussée du bâtiment principal. Mais l’essentiel, bien entendu, se passe ailleurs. Dans les apartés.
On a ainsi vu, jeudi 16 janvier, le Premier ministre Affi Nguessan plaisanter longuement avec son ancien camarade de parti, Dacoury-Tabley. Ou, le même jour, en grande conversation avec « l’adjudant » Tuo Fozié (Seydou Koné, pour l’état-civil). En grand boubou blanc, une écharpe touarègue nouée autour du cou, le chef du commandement opérationnel de Bouaké s’attirera d’ailleurs une remarque d’un de ses compatriotes qui passait à proximité :
– Fais attention à ne pas prendre froid si tu sors.
– Ne t’en fais pas ! Je suis blindé contre le froid. J’ai mis d’autres vêtements sous mon boubou.
Sortir de la logique de guerre D’une manière générale, les rebelles jouent le jeu et multiplient les contacts, assure une bonne source : « Comme tout le monde, ils cherchent une porte de sortie à la crise. Ce qui est fait est fait, mais il faut qu’ils comprennent que la chance qui leur est offerte ne se présentera peut-être pas une seconde fois. Il leur faut rapidement sortir de la logique de guerre. » Le restaurant, aussi, est propice aux échanges. « Il s’agit plutôt de l’équivalent d’un resto-U, raconte une personnalité. Cela me fait penser à ma période estudiantine. La seule différence, c’est qu’on ne se sert pas soi-même, on est servi. » Ex-présidents, anciens Premiers ministres ou rebelles, les participants partagent le même menu. Pommes vapeur avec du poisson ou, comme lors du dîner du 16 janvier, du boeuf bourguignon avec des pâtes. « On espère qu’ils penseront à nous donner, un jour, du riz et, pourquoi pas, des mets africains », se réjouit par avance un participant.
Droit du sol, doit du sang ? En dépit de l’atmosphère bon enfant qui règne depuis le 15 janvier à Marcoussis, les protagonistes ivoiriens restent conscients qu’ils sont là pour parler de choses sérieuses. De l’avenir de la démocratie en Côte d’Ivoire, des relations de ce pays avec ses voisins, de la Constitution, qui exclut certains des postes politiques, de la réforme du code de la nationalité et du code foncier, du jus soli et du jus sanguini, le droit du sol et le droit du sang. Le RDR a fait clairement comprendre qu’il faut revenir au droit du sol, qui fait de tous les enfants nés sur le territoire ivoirien des nationaux. Le FPI a fait remarquer, avec une pointe de perfidie, que c’est Ouattara, alors Premier ministre d’Houphouët, qui a instauré la carte de séjour en Côte d’Ivoire…
Comment, sur des positions aussi tranchées, réconcilier les Ivoiriens, faire taire les armes et renouer avec le débat citoyen ? « Comme au Vatican, il faut qu’on sorte de ce conclave avec une fumée blanche et la seule bonne nouvelle que les Ivoiriens attendent : la paix », confie un des modérateurs.

La Matinale.

Chaque matin, recevez les 10 informations clés de l’actualité africaine.

Image

Contenus partenaires