Assurance contre les mutineries

En février 1996, une rébellion militaire dévastait Conakry. Victime des pillages, un homme d’affaires attend toujours son indemnisation.

Publié le 21 janvier 2003 Lecture : 5 minutes.

C’est, de mémoire de juge, l’affaire économique la plus retentissante de l’histoire de la Guinée indépendante. Et, malgré les déclarations récentes du garde des Sceaux, il n’est pas sûr qu’elle ait trouvé son épilogue. De par les sommes d’argent en jeu, les réactions qu’elle a suscitées au niveau de l’opinion tant nationale qu’internationale, l’affaire Étoile Auto Guinée (EAG) contre Union guinéenne d’assurances et de réassurances (Ugar) est un cas d’école.
Tout commence le 2 février 1996. Un groupe de soldats déchaînés, arguant de revendications salariales, investit les principales artères et les points stratégiques de Conakry. Ils tirent des rafales d’armes automatiques en l’air, lancent des roquettes de bazooka en tous sens. Prenant possession de la ville, ils saisissent les voitures de particuliers, pillent les pompes à essence ainsi que de nombreux commerces et entreprises. La Guinée connaît pendant quarante-huit heures une violente mutinerie qui, outre la destruction à l’arme lourde du palais présidentiel, occasionne des dégâts matériels considérables.
Parmi les nombreuses victimes des pillages, l’homme d’affaires Alpha Amadou Diallo, alias « Oscar des oscars », président-directeur général d’EAG, une entreprise de distribution de voitures japonaises (principalement des 4×4 de marque Nissan), dont le dépôt a été vidé de presque tout. Les véhicules et la plus grande partie du matériel ont été emportés. Le calme revenu, l’homme d’affaires contacte son assureur, l’Ugar, auprès duquel il avait précédemment souscrit la police P 13 bis Afrique couvrant les risques sur les investissements. Mais les deux parties n’ont pas la même lecture du contrat d’assurance qui les lie et ne s’entendent pas sur la question de savoir si les événements des 2 et 3 février sont couverts.
EAG assigne l’Ugar devant le tribunal de première instance de Conakry. L’Ugar réplique en soulevant une exception : l’incompétence du tribunal saisi à connaître du litige. Le 13 mars 1997, celui-ci rend un jugement dans lequel il se déclare compétent. L’Ugar interjette appel contre cette décision. La cour d’appel de Conakry lui donne raison, le 8 juillet 1997, sur le fondement de la violation des articles 61 et 62 du Code de procédure civile et commerciale. Mais la cour ne s’arrête pas là. Elle ordonne l’évocation, c’est-à-dire décide de mettre fin à la querelle des parties sur les questions de forme et leur enjoint de déposer leurs conclusions sur le fond, le litige en lui-même.
Me Maurice Lamey Kamano, avocat de l’Ugar, réputé « procédurier » au sein du barreau guinéen, introduit une requête contre la décision d’ordonner l’évocation. Le 23 juin 1998, la cour d’appel rejette cette requête, dit l’évocation fondée et demande aux parties de plaider au fond à l’audience du 24 juillet 1998.
Reste le conflit de compétence soulevé par l’Ugar. Une cinquantaine de militaires accusés d’être les commanditaires des troubles des 2 et 3 février étaient en train d’être jugés par la Cour de sûreté de l’État. Il fallait attendre que leur procès (qui s’est déroulé de mars à septembre 1998) s’achève pour connaître la qualification exacte des faits commis au cours de ces deux jours. Et savoir s’ils sont prévus ou exclus par la police d’assurance litigieuse. La cour d’appel décide, donc, de surseoir à statuer jusqu’après la décision de la Cour de sûreté de l’État.
Le procès achevé, la deuxième chambre de la cour d’appel ordonne une expertise comptable et charge le cabinet Lombonna de déterminer avec précision, le 7 décembre 1999 au plus tard, l’étendue du dommage subi par EAG. Le rapport déposé, la chambre rend, le 19 décembre 2000, un arrêt en faveur de l’Ugar. En déclarant que les événements des 2 et 3 février relèvent de la mutinerie, qui fait partie des événements non garantis par la convention P 13 bis Afrique.
EAG refuse d’abdiquer et introduit une requête civile auprès de la même juridiction autrement constituée. La chambre présidentielle se saisit de l’affaire, annule l’arrêt du 19 décembre 2000, déclare que les actes de vandalisme et de vol subis par EAG relèvent bien de la police d’assurance. En conséquence, elle condamne l’Ugar à verser à EAG, en guise de couverture, la somme de 2 332 054 109 francs guinéens (environ 1 150 000 euros) et 150 millions de dommages-intérêts. Un arrêt tombé comme un couperet, le 24 avril 2001, et suivi du blocage des comptes de la société d’assurances.
Dès le lendemain de cette décision – dont l’exécution équivaudrait à une mise à mort pure et simple de l’Ugar -, l’Association des banques et assurances ainsi que tous les investisseurs opérant dans le pays sont ameutés. Les établissements bancaires et d’assurances ferment boutique pour protester. L’affaire prend très vite une dimension internationale, l’Ugar étant une filiale de l’assureur français Axa. Les journaux locaux en font leurs choux gras. Les médias internationaux s’en mêlent. Se sentant menacés, les centaines d’employés de l’Ugar se mobilisent. L’État finit par interférer. L’exécution de l’arrêt est momentanément gelée.
Le 2 mai 2001, l’Ugar dépose un pourvoi en cassation auprès de la Cour suprême. Celle-ci rend un arrêt fatidique, le 3 décembre de la même année. Elle déclare irrecevable la requête pour deux raisons : d’une part, l’Ugar a versé, pour se pourvoir en cassation, une caution équivalant à 210 000 FG alors que la loi la fixe à 30 000 FG ; d’autre part, l’Ugar devait attendre un arrêt définitif sur le fond avant de recourir à la Cour suprême.
Cette décision de la plus haute juridiction du pays a une lourde conséquence : elle rend définitive la condamnation. Contre toutes les règles jusqu’ici connues, l’Ugar sollicite et obtient un délai de grâce avant l’exécution de la décision. L’affaire échappe, en effet, au droit pour se transformer en une question d’ordre public prise en charge par les autorités guinéennes et suivie de près par l’ambassade de France.
Le président Conté, lui-même, intervient. Pour couper court au malaise et aux risques de perturbation liés à l’affaire, il aurait conseillé à Alpha Amadou Diallo de renoncer à l’exécution de l’arrêt. Pour compenser ce manque à gagner, l’homme d’affaires, indiquent certaines sources, serait exonéré de taxes douanières ou fiscales dont il est redevable vis-à-vis de l’État. Si de nombreux observateurs voient dans cet « arrangement » l’explication de la baisse de l’ardeur combative d’EAG, l’Ugar continue à se battre contre l’hypothèque que la lourde condamnation fait peser sur elle.
À la fin de 2002, elle a déposé une requête en révision, ultime recours pour être absoute. Le ministre de la Justice, Abou Camara, a décidé de bloquer cette nouvelle procédure. Explication du garde des Sceaux : « Le chef de l’État est le premier magistrat. S’il a décidé de s’impliquer personnellement pour trouver un dénouement à l’affaire, je ne peux pas admettre que la procédure se prolonge au-delà du compromis qu’il a trouvé. Il n’y a plus de querelle dès l’instant que la partie gagnante renonce à toute logique contentieuse. »
Après d’innombrables rebondissements, l’affaire EAG contre Ugar semble donc close. Et la cause, entendue pour de bon. Tout au moins dans l’esprit des autorités guinéennes.

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