Pourquoi l’Afrique explose

Trafics, vols, homicides, corruption Le continent détient le record des actes criminels en tout genre, selon un récent rapport de l’ONU. Des maux qui contribuent à l’enfermer dans le sous-développement.

Publié le 19 décembre 2005 Lecture : 11 minutes.

Dans un monde qui ne cesse de s’enrichir, l’Afrique continue de s’appauvrir. De 1975 à 2002, le PIB de l’Afrique subsaharienne, c’est-à-dire l’ensemble de ses richesses nationales, a diminué chaque année de 0,8 %, alors que celui de l’ensemble des pays en développement progressait de 2,3 %. La moitié de sa population vit avec moins de 0,6 dollar par jour. En trente ans de recul, les causes profondes de cette misère ont été maintes fois analysées. Il en est une, pourtant, dont la communauté internationale hésitait à parler jusqu’à présent et que les bailleurs de fonds et autres organisations humanitaires ont négligée, mais que les dirigeants africains connaissent bien. Ils la stigmatisaient déjà dans la déclaration de Lomé, en juillet 2000 : la criminalité et sa complice inséparable, la corruption. Alors que l’une s’organise de mieux en mieux, l’autre se répand de plus en plus. L’intérêt du rapport que vient de leur consacrer l’Office des Nations unies contre la drogue et le crime est de démonter en 150 pages d’investigations et de témoignages d’une méritoire franchise qu’elles sont devenues les principaux obstacles au développement. Il ne pouvait mieux l’exprimer que par cette formule : « Placée au coeur même des problèmes du continent, elle agit comme un antidéveloppement. » Ses conclusions seraient accablantes et ses perspectives décourageantes si les éléments d’un aussi sombre diagnostic n’avaient été fournis par les responsables africains eux-mêmes. Et s’ils ne traduisaient la volonté de changement d’une nouvelle génération de dirigeants. « Ils parlent sérieusement », affirment ainsi les auteurs du rapport, quand ils se promettent d’en finir avec les maux qui ravagent leurs nations et leurs pouvoirs. En attendant les actes, voilà les faits.

La criminalité s’aggrave Les statistiques de police compilées par l’ONU montrent que, dans l’ensemble, l’Afrique détient les plus forts taux de criminalité violente dans le monde, légèrement devant l’Océanie et les Amériques. Les mêmes données placent l’Afrique australe et l’Afrique centrale au premier rang pour les meurtres : 89 pour 100 000 habitants au Swaziland, dépassant les pourcentages enregistrés en Colombie et en Afrique du Sud malgré la sensible amélioration dans ce dernier pays depuis l’avènement de la démocratie en 1994. L’Afrique est la région du globe où l’on enregistre le plus grand nombre d’homicides par habitant et le plus faible taux de signalements des délits aux services de répression. Elle détiendrait le record du monde des agressions sexuelles et des enlèvements. Elle occupe le deuxième rang pour les vols à main armée, tout juste après l’Amérique du Sud et l’Amérique centrale. D’un bilan global à l’autre, on trouve dans le rapport des détails saisissants. Les Africains sont ainsi cambriolés plus fréquemment que les populations des autres régions. De tous les habitants de la planète, ils sont également ceux qui déclarent avoir le plus peur de sortir la nuit. Une enquête de la Banque mondiale dans un quartier délaissé d’une ville de Zambie a indiqué que, pour 93 % des femmes, la crainte de subir des violences représentait leur deuxième préoccupation après l’approvisionnement en eau. Avec le développement du commerce mondial et des transports internationaux, l’Afrique est également devenue une plaque tournante idéale pour les réseaux criminels et une base pour des opérations illicites extrêmement diverses.

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La drogue se répand Les saisies dans le monde indiquent que l’Afrique est devenue l’un des principaux points de transit pour acheminer les drogues vers les autres marchés et, par un effet boule de neige, un lieu de consommation de plus en plus important. C’est le cas pour le cannabis, dont la majeure partie des prises est effectuée dans cinq pays : Nigeria, Tanzanie, Afrique du Sud, Kenya et Malawi. Le Maroc reste le premier producteur mondial de résine de cannabis. Le commerce évolue et s’étend avec la mondialisation. Le nombre des pays africains ayant déclaré des saisies d’héroïne est passé en moins de dix ans de 27 à 43, et de 22 à 42 pour la cocaïne. Le Nigeria, la Côte d’Ivoire, l’Angola et l’Afrique du Sud assurent la majorité du trafic à partir de l’Amérique latine vers l’Angleterre, l’Espagne et les États-Unis. De nouvelles routes ont été récemment ouvertes via le Sénégal, la Mauritanie et le Maroc. Tous ces trafics sont à l’origine de profits considérables qui permettent aux réseaux criminels internationaux de corrompre les structures des gouvernements, des affaires et de la société à tous les niveaux.

La trafic des être humains continue L’activité affecte les neuf dixièmes du continent africain, que les pays soient fournisseurs ou destinataires, les mouvements s’opérant souvent dans les deux sens. Ce négoce a un triple objectif : travail forcé, exploitation sexuelle et enrôlement dans des groupes militaires ou rebelles. La Côte d’Ivoire, le Gabon et le Nigeria en sont les destinations les plus connues. Au Nigeria, on estime que 40 % des enfants des rues et des petits colporteurs sont victimes du proxénétisme. Des Béninois âgés de 5 à 6 ans seulement ont été trouvés dans les mines du pays. Selon l’Organisation internationale du travail, entre 200 000 et 300 000 enfants sont, chaque année, soumis à différentes formes d’exploitation en Afrique de l’Ouest et en Afrique centrale. Les femmes des pays d’Afrique de l’Ouest sont, elles, expédiées en Europe – vers l’Italie surtout – où elles doivent se prostituer.

De 30 à 100 millions d’armes Les armes à feu importées légalement ou non pour les guerres – l’Ukraine est une des principales sources d’approvisionnement – peuvent être utilisées pour des activités criminelles, aussi bien pendant qu’après le conflit. Il est impossible d’estimer le nombre d’armes légères qui circulent en Afrique. Une enquête réalisée en 2003 a ramené les évaluations antérieures de 100 millions à 30 millions, mais cette réduction, aux yeux des rapporteurs, prouve surtout le degré d’incertitude en ce domaine.

La contrebande s’étend Les richesses du continent alimentent des activités fructueuses de vol, de contrebande et de braconnage dans lesquelles se sont spécialisées des bandes locales ou internationales, aussi bien dans les pays en guerre que dans les pays en paix. Le rapport prend notamment pour exemple le pillage des ressources pétrolières du Nigeria. De grandes quantités de brut sont prélevées des oléoducs et transportées par péniches jusqu’à des tankers de grands tonnages ancrés au large. Ces détournements représentent une valeur de 4 milliards à 6 milliards de dollars par an, soit plus de 10 % des revenus de la production nationale. Ils font l’objet de nombreux affrontements entre gangs rivaux qui se sont donné des noms de guerre comme KKK, Les Allemands ou Les lords de la mafia.

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La corruption frappe les plus pauvres Le rapport ne manque pas de rappeler l’importance de l’argent volé par une poignée de kleptocrates notoires comme Mobutu Sese Seko, président de l’ex-Zaïre, et Sani Abacha, ancien chef de l’État du Nigeria. Encore ce dernier pays a-t-il pu récupérer 240 millions de dollars avec l’aide des gouvernements allemand, britannique et suisse.
Selon un bilan de la Commission des communautés européennes, les avoirs africains volés détenus dans des comptes bancaires étrangers représentent l’équivalent de plus de la moitié de la dette extérieure du continent, évaluée à 284 milliards de dollars. Mais c’est à une autre forme de corruption, la plus communément rencontrée, que s’intéresse surtout le rapport : le versement de pots-de-vin à des agents publics pour influencer leurs décisions, par exemple fermer les yeux sur une infraction. Ne pouvant compter sur les déclarations policières, les enquêteurs ont demandé aux Africains eux-mêmes s’ils avaient dû payer un bakchich au cours de l’année écoulée. Dix-sept pour cent ont répondu par l’affirmative, plus que dans toutes les autres régions du monde. Au Mozambique, au Nigeria et en Ouganda, les pourcentages atteignent ou dépassent 30 %. La pratique est également courante au Cameroun et au Kenya. D’une façon générale, c’est en Afrique de l’Ouest et en Afrique centrale qu’elle est le plus répandue. Si les sommes retenues sont faibles, leur accumulation finit par augmenter sensiblement le coût de la vie quotidienne, de 15 % par exemple au Kenya, fardeau énorme quand on gagne en moyenne moins de 400 dollars par an.
La police est désignée comme étant l’administration la plus corrompue, suivie de près par les tribunaux. Toutes les enquêtes classent la corruption en tête des obstacles à la croissance, avant les impôts, l’inflation et les difficultés structurelles. Elle touche particulièrement les pauvres, qui souffrent le plus du déclin économique. Et achève de décourager les investissements, déjà entravés par les lourdeurs administratives. Elle tue dans l’oeuf les projets industriels et commerciaux : une enquête auprès de 189 entreprises au Kenya, en Tanzanie et en Zambie a établi que la corruption leur avait coûté en deux ans 106 millions de dollars.

Les capitaux s’exilent Si encore la corruption réinvestissait sur place ses profits ! Malgré les problèmes humains et sociaux qu’elle engendre, elle pourrait agir, au moins, à la façon d’un moteur annexe de l’économie. Mais l’Afrique souffre de la plus forte hémorragie de capitaux. Les Africains qui font des économies sont rares, et la plupart placent leurs biens dans des pays plus paisibles. Quarante pour cent des portefeuilles sont détenus à l’extérieur, réduisant la richesse nationale de 16 %, sans compter le manque à gagner fiscal dans des pays où la fraude à l’impôt, nourrie par le clientélisme, est déjà endémique. Le résultat de ces dérives est l’établissement d’une économie parallèle étroitement associée à des activités criminelles. Le total de ce marché noir et de ce marché gris peut représenter jusqu’à 40 % du PIB dans les pays affectés. Corruption et criminalité forment l’engrenage le plus significatif de la pauvreté. C’est à le démontrer, et dans tous ses rouages, que s’attache la deuxième partie du rapport.

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Les Africains s’enfuient La criminalité compromet l’existence même de la démocratie en détruisant la confiance des populations dans l’État et en affaiblissant l’administration que de nombreux citoyens considèrent de plus en plus souvent comme une ennemie. En Afrique, où les taux de protection sociale et d’assistance médicale sont les plus faibles du monde, elle a des conséquences disproportionnées sur les populations. Elle paralyse aussi et surtout la croissance économique et provoque l’exode de la main-d’oeuvre et des compétences. En ce début de siècle, 130 millions de personnes vivent en dehors de leur pays de naissance et leur nombre ne cesse de croître, à hauteur de 2 % par an. Certains pays d’Afrique subsaharienne ont perdu le tiers de leurs travailleurs. Près de 4 millions d’Africains vivent en Europe, en Amérique du Nord et en Australie, dont 80 000 sont hautement qualifiés, sans compter les étudiants. La France abrite la plus grande part de cette diaspora : 614 200 Algériens, 572 700 Marocains, 206 300 Tunisiens et 43 700 Sénégalais y résidaient dans les années 1990.
Investir fait peur La criminalité est mauvaise pour les affaires. Aujourd’hui, on considère que les pays africains sont ceux où la loi est le moins respectée dans le monde et où l’État de droit inspire le moins confiance. Un document de l’Economist Intelligence Unit, un organisme d’études britannique, souligne que « la criminalité est en partie responsable des coûts élevés des transactions », ne serait-ce qu’en obligeant les sociétés à dépenser des sommes considérables pour le gardiennage de leurs équipements et la sécurité de leur personnel. On dénombre ainsi en Afrique du Sud trois fois plus de gardiens privés que d’agents de police. Il en coûte au secteur privé 3 milliards de dollars, soit 30 % du PIB environ.

Le tourisme menacé La criminalité freine le tourisme dont l’expansion dans le monde est forte et rapide, mais qui est aussi l’activité la plus sensible aux effets de la violence. Elle a coûté à l’Afrique du Sud l’organisation des jeux Olympiques de 2004. Le massacre de 62 touristes le 17 novembre 1997 a fait perdre à l’Égypte 1 milliard de dollars. Un rapport britannique rappelle pourtant que 80 % des pauvres de la planète vivent avec moins de 1 dollar par jour dans 12 pays d’Afrique, et que, dans 11 d’entre eux, le tourisme est appelé à jouer un rôle important. Il est le seul domaine d’activité pour lequel les experts de l’ONU manifestent un relatif optimisme, remarquant toutefois qu’il pourrait contribuer beaucoup plus au développement si le continent était perçu comme une destination sûre.

Des présidents à tuer Une des originalités de la vaste enquête criminelle de l’ONU est de mettre longuement en évidence les conséquences catastrophiques de ce qu’elle appelle « les nouvelles guerres civiles » qui ont secoué ces dernières années le continent plus que toute autre région du monde, encourageant le banditisme, le terrorisme, l’assassinat et les viols. L’Afrique avait déjà payé à la guerre les plus lourds tributs. Entre 1963 et 1968, 26 conflits avaient fait 7 millions de morts et affecté 474 millions de personnes, soit plus de 60 % de la population. Dirigées contre les États par des groupes disparates de rebelles, les nouvelles guerres civiles ont moins pour objectif de prendre le pouvoir que de conquérir de vastes territoires pour s’approprier leurs ressources, après avoir assujetti ou fait fuir leurs habitants par des campagnes de terreur et des atrocités publiques. Ainsi s’expliquent les belligérances chroniques en Angola (pétrole, diamants), au Congo-Brazzaville (pétrole), en République démocratique du Congo (cuivre, coltan, diamant, or, cobalt), au Liberia (bois, diamant, fer, huile de palme, cacao, café, cannabis, caoutchouc, or), en Sierra Leone (diamant) et au Soudan (pétrole).
Encouragés par la certitude que les élites se mettent directement dans la poche les profits issus de l’exploitation des richesses du sous-sol, les insurgés peuvent s’en emparer de diverses façons. La plus simple est de tuer le président et d’assumer ses fonctions. Une enquête de l’Union africaine a ainsi décompté 186 coups d’État entre 1956 et 2001. À cause de ces pillages à grande échelle, l’Afrique est paradoxalement devenue la victime des richesses dont elle devrait, au contraire, tirer profit.

Et maintenant, que faire ? Le rapport de l’ONU ne pouvait esquiver cette question qui se pose irrésistiblement au fil des pages du rapport. Laissant le choix des réponses aux Africains eux-mêmes, le document se borne à dégager quelques orientations résumées dans un précepte général: la prévention de la criminalité doit désormais être incluse dans la planification du développement. Cela suppose un double changement de méthodes et de mentalités. L’aide au développement ne peut plus se contenter de distribuer des crédits pour construire des usines, des écoles, des hôpitaux, pour créer des emplois et des revenus. Elle doit aussi servir à « promouvoir le respect de la loi et l’intégrité des gouvernants ». Le comité contre le crime se garde pourtant bien de donner des leçons de vertu à ses interlocuteurs, au moment où l’ONU, et avec elle de grands pays riches, est atteinte par le scandale du programme irakien « Pétrole contre nourriture ». C’est donc avec un sens très réaliste des intérêts bien compris que son rapport mise, en définitive, sur « la chance que avons de vivre à une époque où ce qui est moralement juste est aussi matériellement récompensé »…

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