Moubarak : la fuite en avant

C’est au prix d’une violente répression que le pouvoir a pu contenir l’expression du mécontentement populaire lors des législatives. Des élections qui ont mis aussi en évidence les divisions du parti présidentiel.

Publié le 19 décembre 2005 Lecture : 6 minutes.

Le marathon électoral des législatives égyptiennes, qui se sont étalées du 9 novembre au 7 décembre, a été entaché de graves irrégularités. Fait sans précédent : des représentants de l’ordre ont établi un dispositif pour empêcher les électeurs de se rendre dans les bureaux de vote. Ces mêmes représentants ont refusé d’obtempérer quand des magistrats sont intervenus pour les contraindre à lever le dispositif. On a assisté à des scènes insolites où des centaines de femmes voilées étaient maintenues à distance respectable du bureau de vote par des policiers, ces derniers ne laissant passer que les dames munies de leur carte du Parti national démocratique (PND de Hosni Moubarak). Les forces de l’ordre ont eu la main lourde, c’est le moins que l’on puisse dire, avec la mort d’une douzaine de partisans de l’opposition et l’interpellation de 1 500 membres de l’association interdite, mais tolérée, des Frères musulmans.
Avec ces douze morts, les législatives de 2005 n’ont pas atteint le niveau de violences de celles de 2000, durant lesquelles on a recensé soixante décès. Mais jamais la réputation du pouvoir égyptien, principal allié des États-Unis dans la région et tête de pont, selon Washington, de son projet de démocratisation du Grand Moyen-Orient, n’a été aussi écornée. Les images montrant des brigades antiémeutes de la police égyptienne prêtant main-forte aux baltagueya, ces nervis au service du parti de Moubarak chargés de terroriser les partisans de l’opposition pour les dissuader de se rendre aux urnes, ont fait le tour du monde. Des journalistes ont été passés à tabac, des observateurs et des scrutateurs empêchés de pénétrer dans les bureaux de vote. Résultat : une abstention record de 75 %.
Les législatives de 2005 ont été marquées par trois autres événements majeurs : le score surprenant des Frères musulmans, la déroute de l’opposition laïque et les divisions internes au PND.

La percée islamiste L’organisation fondamentaliste créée par Hassan al-Banna en 1929 est interdite depuis 1954. Mais le pouvoir, fortement contesté par la gauche égyptienne au début des années 1970, l’a tolérée, voire encouragée (notamment du temps d’Anouar al-Sadate, lui-même ancien membre de la confrérie).
Lors de la législature sortante, le Parlement comptait 17 députés (élus sous l’étiquette d’indépendants) se réclamant des Frères musulmans. À l’issue du scrutin de 2005, ils seront 88 à siéger dans la nouvelle assemblée. Ce résultat a tout lieu de satisfaire la direction du mouvement, le « bureau de la guidance » – son chef ayant le titre de murchid el âm, « guide général » -, qui n’a, à aucun moment, prétendu à la victoire totale, se contentant de présenter 160 candidats pour les 444 sièges à pourvoir.
Les Frères musulmans font en effet preuve de lucidité. « Le moment n’est pas encore venu pour prendre, seuls, le pouvoir. La société égyptienne n’est pas prête », assène Issam al-Aryane, porte-parole de l’association et incarnation de la jeune génération parvenue au sommet de la hiérarchie des Frères.
Le score réalisé par les fondamentalistes en fait la principale force d’opposition parlementaire. Mais pas seulement. La Constitution égyptienne stipule que tout groupe de 65 députés peut investir un candidat à la magistrature suprême. C’est donc une quasi-certitude : les Frères musulmans auront leur candidat à la présidentielle de 2011. Ce qui n’est pas sans inquiéter les coptes, chrétiens orthodoxes d’Égypte, qui redoutent leur arrivée au pouvoir et la menace que celle-ci représenterait pour la liberté de culte au pays des Pharaons.
Il est vrai que les Frères musulmans ont pour slogan électoral : « L’islam est la solution ». Le même que celui du Front islamique du salut (FIS) algérien en 1991. Par ailleurs, les Frères ne font pas mystère de leurs intentions, une fois Asr al-Ouba (le palais du Dôme, siège de la présidence de la République) investi : instauration de la charia, rupture des relations diplomatiques avec Israël et révision des accords stratégiques avec les États-Unis. « Tout cela est prématuré, nuance prudemment Issam al-Aryane. Pour l’heure, il s’agit d’abord de la maison Égypte. »
Faut-il s’inquiéter de la victoire électorale des Frères ? L’association tente de rassurer en rappelant qu’elle a, depuis sa création, rejeté toute forme de violence. « Notre ambition est de parvenir à une société islamique mais démocratique, assure Mahdi Akef, guide général, où la pluralité de l’opinion et l’alternance au pouvoir seraient consacrées. » Ces propos apaisants ne dissipent pas les inquiétudes. Un universitaire cite le cas algérien : « Avant les législatives de 1991, le FIS tenait les mêmes propos lénifiants. Mais entre les deux tours, alors que sa victoire ne faisait plus l’ombre d’un doute, les dirigeants du Front ont solennellement demandé aux Algériens de se préparer à changer d’habitudes alimentaires et vestimentaires. »
L’association des Frères musulmans est incontestablement l’organisation la plus répandue dans le monde islamique. Elle a forgé des hommes politiques aux parcours très différents. À l’instar d’un Ayman al-Zawahiri, numéro deux de Ben Laden, ou d’un Recep Tayyip Erdogan, actuel Premier ministre de Turquie. Le salafisme, idéologie qui anime al-Qaïda, est né dans le sillage de la pensée des Frères. Tout comme le mouvement des Oulémas, en Algérie, qui a contribué, dans les années 1940, à l’éveil du sentiment national. Ceux qui s’en réclament aujourd’hui connaissent des fortunes diverses. Ils sont au pouvoir (en Turquie notamment) ou l’ont été (en Indonésie). Ils sont le plus souvent dans l’opposition (dans la plupart des pays arabes et musulmans) et continuent, parfois, d’être persécutés – l’appartenance à la confrérie est passible de la peine capitale en Syrie.
C’est donc avec cette organisation que devront composer, à l’avenir, les chancelleries. Washington a décidé de prendre langue – « comme il est de tradition avec les nouveaux députés », selon une précision du porte-parole du département d’État, Adam Erely – avec les Frères musulmans, tout comme Paris et Bruxelles. Même s’il dispose d’un pouvoir considérable, Moubarak devra faire avec une opposition plus disciplinée, mieux organisée et surtout moins corruptible. Un défi pour ses vieux jours. L’autre défi concerne son propre parti et la sempiternelle question de sa succession.

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Les malheurs du PND et des autres… Avec 326 élus sur 444 (dix autres députés doivent être désignés par le président Hosni Moubarak), le PND dispose d’une confortable majorité de 73 % pour la nouvelle législature. Mais cette victoire a un goût amer. Sur 326 députés, seuls 147 ont été investis par la nouvelle direction du parti incarnée par Gamal Moubarak, fils de son père, patron de la structure politique du PND et, donc, dauphin putatif. Les 179 autres élus sont effectivement membres du PND, mais, recalés par Gamal, ils s’étaient lancés dans la course en indépendants. Ce désaveu interne assombrit l’avenir du PND et promet de houleux débats au moment où le bilan des élections devra être établi.
Par ailleurs, les promesses de rajeunissement de la direction du PND sont loin d’être tenues. L’élection à la présidence de l’Assemblée, finalement échue à Fathi Srour, membre de la vieille garde, n’a été possible qu’après moult tergiversations dans les couloirs du Parlement. Les interminables conciliabules ayant précédé la désignation de Srour ont mis à nu les divergences entre les barons du parti, protégés de Hosni Moubarak, et les jeunes loups du PND, de plus en plus pressés d’investir l’antichambre du pouvoir.
Même si le résultat du scrutin conforte la vieille garde, les concertations se sont si mal passées que l’on n’écarte plus l’idée d’une dissidence ouverte menant à la création d’un nouveau parti autour de « l’aile réformatrice », donc autour de Gamal Moubarak.
Paradoxalement, la victoire arithmétique du PND a des allures de défaite. Mais les plus défaits restent les candidats de l’opposition laïque regroupée, il y a peu, au sein du mouvement Kifaya (« Ça suffit ! ») qui s’était mobilisée, en vain, contre un nouveau mandat pour Hosni Moubarak. Pour la première fois, le Parlement ne comptera aucun représentant du Parti nassérien. Ayman Nour a peut-être obtenu près de 10 % des voix lors de la présidentielle de septembre 2005, mais il n’a pas réussi à conserver son fauteuil de député, battu dans son propre fief par un candidat PND. L’ensemble des partis de l’opposition laïque réunit péniblement 14 députés dans la nouvelle Assemblée.
Un président vieillissant et malade, une fronde de la jeune garde au sein du parti au pouvoir, une opposition laïque laminée, des fondamentalistes requinqués et une économie au bord de la banqueroute, le tout dans une situation régionale explosive et sur fond de menace permanente d’attaques terroristes. Jamais l’Égypte n’a eu à faire face à autant d’incertitudes.

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