« La situation est catastrophique »

Face à la libéralisation du commerce mondial, le Premier ministre Navinchandra Ramgoolam s’inquiète de l’avenir des filières sucre et textile.

Publié le 19 décembre 2005 Lecture : 6 minutes.

A Maurice, le pouvoir, c’est une affaire de famille. L’actuel Premier ministre, Navinchandra Ramgoolam, est le fils de Sir Seewoosagur Ramgoolam, le père de l’indépendance, au pouvoir de 1968 à 1982. Quant à Pravin Jugnauth, son principal challenger et leader du Mouvement socialiste militant (MSM), il n’est autre que le fils de Sir Anerood Jugnauth, chef du gouvernement de 1982 à 1995. Surnommé le « père du miracle économique mauricien », ce dernier est actuellement président de la République. Autrefois adversaires farouches, Jugnauth et Ramgoolam entretiennent encore aujourd’hui des relations tendues.
Même s’il déclare qu’il ne fait pas de la politique par hérédité, Navin Ramgoolam, 58 ans, peut difficilement faire abstraction de sa filiation. Il semble toutefois s’en affranchir progressivement. Considéré par ses adversaires comme un « fils à papa » lorsqu’il accède pour la première fois à la primature en 1995, il ne doit qu’à sa seule détermination sa victoire aux élections générales du 3 juillet dernier.
Après une longue traversée du désert, « Navin » est parvenu à constituer une solide coalition autour de son mouvement, le Parti travailliste mauricien (PTr). Crédité de 49,4 % des suffrages, le leader de l’Alliance sociale a donc été chargé de former le nouveau gouvernement. Cinq mois plus tard, son équipe est sur le pont et doit déjà affronter les violentes bourrasques de la mondialisation.
Conformément aux règles de l’Organisation mondiale du commerce (OMC), l’Union européenne a avalisé le 24 novembre la baisse de 36 % du prix garanti du sucre mauricien, risquant de plonger la filière dans une crise sans précédent. La décision de Bruxelles est d’autant plus préoccupante que Port-Louis doit aussi gérer les conséquences du démantèlement de l’accord multifibre (AMF) sur son industrie textile locale, devenue moins compétitive. Bref, les Mauriciens, qui ont bâti leur développement sur des préférences commerciales, se sentent aujourd’hui abandonnés par l’Europe, sacrifiés sur l’autel du libéralisme triomphant. Face à ces menaces, tous les acteurs politiques semblent sur la même longueur d’onde. En tous les cas, une fois n’est pas coutume, Navin Ramgoolam et son prédécesseur, Paul Bérenger, sont au moins d’accord sur un point : le pays s’achemine vers une catastrophe économique. Il incombe désormais au chef de l’Alliance sociale de l’éviter.

Jeune Afrique/l’Intelligent : Alors que le textile souffre de la concurrence asiatique, l’Union européenne vient d’annoncer la réduction du prix d’achat garanti du sucre pour se conformer aux règles de l’OMC…
Navinchandra Ramgoolam : Cette décision européenne de réduire le prix d’achat garanti du sucre des pays ACP pénalise fortement Maurice, puisque nous fournissons environ 40 % des volumes concernés. À l’époque à laquelle le protocole sucrier a été conclu, il s’agissait de sécuriser nos recettes d’exportations. Mais ce mécanisme est aujourd’hui remis en cause. Alors que l’on assiste à l’effacement de la dette des pays les plus pauvres, Maurice, qui fait des efforts pour s’en sortir, se retrouve pénalisée. Nous allons payer les conséquences de notre succès. Et nous n’avons pas vraiment d’alternative. Nous ne disposons pas de ressources naturelles, et il nous sera très difficile de diversifier notre agriculture. Car la canne est une plante qui résiste aux cyclones et aux sécheresses tout en évitant l’érosion des sols. Parallèlement, le démantèlement de l’accord multifibre (AMF), intervenu le 1er janvier 2005, a complètement libéralisé le commerce des produits textiles, et certaines usines implantées à Maurice ont été délocalisées. La situation est bel et bien catastrophique.
J.A.I. : Vous avez donc opté pour le lobbying…
N.R. : Tout à fait. Nous avons demandé que l’Union européenne prenne des mesures d’accompagnement susceptibles de compenser les pertes que nous allons subir. Celles-ci sont évaluées à 175 millions d’euros pour la période 2006-2010, et à plus de 100 millions d’euros par an après 2010. C’est pourquoi j’ai parlé récemment du problème sucrier avec le Premier ministre britannique Tony Blair et avec le président français Jacques Chirac. Tous deux ont parfaitement entendu mon message. Jacques Chirac a même parlé d’une dérive libérale inacceptable de l’Union européenne.
J.A.I. : Compte tenu des sombres perspectives pour le sucre et le textile, le salut passe plus que jamais par le tertiaire ?
N.R. : Nous misons en effet sur les services pour créer des emplois. En matière touristique, nous disposons déjà d’un savoir-faire, d’une réputation et de ressources humaines. Nous comptons maintenant sur l’ouverture de notre espace aérien pour faire venir de nouveaux visiteurs. Dans le domaine des technologies de la communication, les centres d’appels se développent. Mais nous avons maintenant besoin d’ingénieurs pour développer des services à forte valeur ajoutée. La coopération avec l’Inde en ce domaine va nous permettre de mettre l’accent sur la formation.
J.A.I. : Parallèlement aux relations avec New Delhi, Londres ou Paris, Maurice mise désormais sur l’Afrique. Vous vous impliquez notamment dans le règlement de la crise comorienne et dans les activités de la Commission de l’océan Indien [COI]…
N.R. : Nous sommes un petit pays perdu dans l’immensité de l’océan Indien, et nous avons besoin de nos voisins. C’est pourquoi nous avons misé sur la diplomatie économique : nous sommes membres de la COI, de la SADC [Communauté pour le dév eloppement de l’Afrique australe, du Comesa et de l’Union africaine, et nous comptons bien mettre à profit notre appartenance africaine pour multiplier les partenariats sur le continent. D’ailleurs, la visite du président sud-africain Thabo Mbeki à Port-Louis le 8 décembre nous a permis de faire progresser notre projet d’accord visant à faciliter les investissements entre nos deux pays.
J.A.I. : Baisse des recettes d’exportation, hausse du chômage… la conjoncture n’incite pas à l’optimisme. Comment voyez-vous l’avenir ?
N.R. : Dans les années 1960, un universitaire britannique de renom avait diagnostiqué l’échec du développement de Maurice. Selon lui, notre île n’était pas viable. L’Histoire lui a donné tort. C’est vrai que nous prenons des coups, mais les difficultés que nous connaissons actuellement ne sont pas une fatalité. Nous avons la réputation d’être une nation de gens débrouillards. Maurice a longtemps été citée en exemple. Et je pense qu’elle le sera encore.
J.A.I. : Après avoir perdu les élections législatives de 2000, vous venez de passer cinq ans dans l’opposition. Peut-on qualifier cette période de traversée du désert ?
N.R. : Absolument. C’est arrivé à mon père lorsqu’il a perdu les élections, et cela m’est arrivé également. Pendant cette période, beaucoup de gens changeaient ostensiblement de chemin pour ne pas me croiser. Certains de mes amis m’ont demandé pourquoi je persistais à vouloir faire de la politique. D’autant que j’aurais pu tout aussi bien choisir une autre voie. Je suis diplômé en médecine et en droit. Mais je suis un battant. Et j’ai tenu bon.
J.A.I. : En analysant les événements avec du recul, à quoi attribuez-vous votre défaite de 2000 face à la coalition formée par les partis de Paul Bérenger (MMM) et de Pravin Jugnauth (MSM) ?
N.R. : Cette alliance a joué la carte du communautarisme, chacun de mes adversaires disant à ses électeurs ce qu’ils avaient envie d’entendre. Cela leur a permis de gagner une cinquantaine de sièges au Parlement. Mais en utilisant des facteurs de division, ils ont fait du tort au pays. Certes, les tensions intercommunautaires restent contenues. Mais il subsiste des non-dits, qui sont régulièrement exploités en période électorale. Pour ma part, je pense qu’il faut absolument éviter de provoquer les gens.
J.A.I. : Et à quoi attribuez-vous votre victoire du 3 juillet 2005 ?
N.R. : Au bilan de mes adversaires. Au cours des cinq années qu’ils ont passées à la tête du pays, les riches sont devenus plus riches, et la majorité de la population n’a eu que les miettes. À titre d’exemple, l’augmentation de la TVA a surtout pénalisé les plus pauvres. Et dans le même temps, la dette publique s’est considérablement accrue. Nous avons hérité d’une situation économique catastrophique. Mon prédécesseur Paul Bérenger l’a d’ailleurs lui-même reconnu.
J.A.I. : Ramgoolam, Jugnauth, Bérenger, Ramgoolam… La vie politique mauricienne ne semble se résumer qu’à un éternel jeu de chaises musicales entre les mêmes personnes, issues des mêmes familles. Sans renouvellement de la classe politique, l’alternance ne va-t-elle pas devenir systématique ?
N.R. : Je ne le pense pas. Mon gouvernement a été choisi sur un projet. Nous avons profité des cent premiers jours pour amorcer un certain nombre de réformes radicales, et nous allons poursuivre dans ce sens. Les Mauriciens comprennent très bien les difficultés auxquelles nous sommes confrontés. Quant à mon équipe, il s’agit pour elle de ne pas perdre de vue les problèmes que rencontre la population. Si le précédent gouvernement a perdu les élections en juillet dernier, c’est parce qu’il s’était coupé de la base.

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