[Édito] La faute de M. Griveaux
Bien malgré lui, le désormais ex-candidat à la mairie de paris a participé à la dévalorisation du politique. À force de faire des réseaux sociaux le lieu de conquête, et même d’exercice, du pouvoir, les tenants du « nouveau monde » ont oublié le potentiel destructeur du regard panoptique porté par le village global.
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François Soudan
Directeur de la rédaction de Jeune Afrique.
Publié le 24 février 2020 Lecture : 4 minutes.
J’ai un aveu à vous faire : je n’aime pas me regarder dans mon téléphone. Insoumis chronique à la dictature de la nouvelle économie et des réseaux sociaux, je n’ai de compte ni sur Facebook, ni sur Twitter, ni sur Instagram. Quitte à passer pour un autiste, je n’éprouve pas le besoin d’informer la communauté numérique du moindre détail de ma fascinante pensée et je me fiche de savoir si ce que je dis ou fais est ou non viral.
La course au follower m’est indifférente, et mon ego n’étant pas suffisamment boursouflé pour cela, je prive sans états d’âme les autres de ce que j’ai à dire de moi. Je n’ai pas l’angoisse du vide, ni celle du Fobo (fear of being offline, « peur d’être déconnecté »), encore moins l’obsession de la visibilité. Et si, en défendant ainsi pied à pied mon droit à l’opacité, j’ai parfois l’impression d’appartenir à l’ancien monde, au moins mes nuits ne sont pas peuplées de cauchemars.
Discrédit des politiques
Benjamin Griveaux, ce jeune loup du macronisme et ex-candidat à la mairie de Paris, à qui il est arrivé ce que tout le monde sait et condamne – une exécution publique abjecte par vidéo interposée –, est, lui, un homme du « nouveau monde ». Celui où les personnalités politiques mettent en scène sur les médias sociaux, à coups d’éléments de langage, leurs pulsions et leurs émotions, tout en se croyant obligés de réagir à la moindre occasion.
Non sans une certaine arrogance, cette génération a fait des social networks un instrument de conquête (puis d’exercice) du pouvoir et de l’opinion au nom d’une double exigence à laquelle il est difficile de ne pas souscrire : celle de la transparence et du débat citoyen. Le problème est que la transparence oblige : le mensonge ne passe plus, ni l’inadéquation entre ce que l’homme (ou la femme) politique dit et fait.
Le problème aussi est que, en ouvrant l’espace au débat citoyen, au sein duquel chaque parole se vaut, il a bien fallu accepter que ce dernier prenne parfois les allures d’un déversoir où la méchanceté, la rancœur, l’agressivité, l’instinct grégaire et la curée jubilatoire se donnent rendez-vous sous le honteux couvert de l’anonymat.
Benjamin Griveaux a contribué au vaste mouvement de dévalorisation du politique et de discrédit de ceux qui l’exercent
L’internet n’est pas une planète peuplée de Bisounours, et il n’était nul besoin d’une affaire comme celle-là pour se rendre compte à quel point cette jungle ne répond à aucune règle morale. Ce n’est donc en aucun cas cautionner le lynchage et la délation dont il a été la victime que de dire que Benjamin Griveaux aurait dû le savoir.
Les politiques sont observés de partout, traqués par mille yeux, guettés par mille pièges, et cette contrainte est le revers obligé du job qu’ils ont choisi d’exercer. Sans exiger d’eux qu’ils soient des êtres purs, exempts de toute sexualité capricieuse, à tout le moins peut-on attendre qu’ils surveillent leurs fréquentations et la fonction « envoi » de leur téléphone portable.
En expédiant à une conquête de passage une vidéo intime (dont l’ami russe fera l’usage fangeux que l’on sait), Benjamin Griveaux a donc contribué, sans évidemment le vouloir, au vaste mouvement souterrain à l’œuvre en France et en Europe de dévalorisation du politique et de discrédit de ceux qui l’exercent. Pourquoi s’étonner dès lors si ce métier n’attire plus les meilleurs ?
Sextape
Avec ses 400 millions de personnes connectées et ses 210 millions d’utilisateurs de Facebook, l’Afrique n’échappe pas à ces dérives de fond. Elle est même en plein dedans. Du Maroc à l’Afrique du Sud en passant par la RD Congo, les « affaires Griveaux » se comptent par dizaines au cours de cette dernière décennie, à cette différence près qu’il ne viendra jamais à un politicien adultère piégé par une sextape dans un lit d’hôtel de Kinshasa ou d’Abidjan l’idée saugrenue de démissionner, ni à l’opinion celle de le lui demander.
Il est vrai que beaucoup de sites sur le continent opèrent sans filtre ni modérateur et que les lois en vigueur sur la diffamation, l’injure et la protection de la vie privée y sont appliquées à la tête du client, entre prison à durée indéterminée et impunité totale.
Passés sans transition, grâce à un leapfrogging étourdissant, d’une quasi-incommunicabilité (les téléphones fixes étant réservés à une petite élite urbaine) au règne du portable intelligent, les Africains ont appris à vivre plus vite que les autres sous le regard panoptique du village global*.
Raison de plus pour prendre conscience que l’extraordinaire espace démocratique ouvert par les réseaux sociaux nourrit en son sein son double maléfique. De Paris à Boundji, notre liberté ne tient qu’à un clic.
* Selon le dernier Africa Youth Survey, 80 % des jeunes Africains estiment que l’accès à la wifi devrait être qualifié de « droit de l’homme ».
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