La ruée vers le cinéma

Dans cette cité du Sud marocain, l’industrie du film est quasiment la seule source de travail. Derrière chaque habitant se cache un figurant…

Publié le 19 décembre 2005 Lecture : 6 minutes.

Une simple balade dans les rues étroites et terreuses de la casbah suffit pour comprendre. À Ouarzazate, toute la ville vit sous « perfusion cinéma ». Naceur, barbe pointue et ride profonde, montre le chemin. En temps normal, ce Marocain d’une soixantaine d’années est acteur. Aujourd’hui, il s’improvise guide pour nous révéler qu’ici, derrière chaque habitant, se cache un figurant. « Dans la vieille ville, tout le monde fait du cinéma. Ils ont tous été au moins une fois dans un film », raconte-t-il sans jamais se défaire de son regard rieur.
La promenade débute. Il ne faut pas plus de vingt secondes pour faire la démonstration. Au coin de la rue, un marchand de légumes donne de la voix pour fourguer ses dernières tomates. « Lui, par exemple, il a fait une apparition dans Gladiator, il y a quelques années », explique Naceur en saluant le commerçant. À deux pas, une boutique de poteries. Le vendeur était dans Lawrence d’Arabie en 1962. Quelques secondes plus tard, une dame passe devant le magasin avec ses deux enfants. Tous figuraient dans Astérix, en famille. Et ainsi de suite au fil des allées… Ici, près de 50 % des habitants font occasionnellement du cinéma. Sans le savoir, on peut ainsi passer en revue l’histoire du septième art rien qu’en errant dans les rues de Ouarzazate.
L’industrie du film est quasiment la seule source de travail dans cette région désertique. Certains guides touristiques disent froidement que c’est « une zone que l’on traverse pour aller plus au sud, vers le désert ». Dans la casbah, les trois quarts des gens sont au chômage. Un seul salaire de figurant ou de technicien permet de nourrir et de faire vivre des familles entières. Il y a encore trois ans, les Ouarzazis devaient se contenter d’un sous-salaire. Environ cent cinquante dirhams (quinze euros) pour une journée de travail qui commence autour de 4 heures du matin et finit rarement avant 23 heures. « À ce tarif-là, c’était « marche ou crève ! » », commente Naceur en riant.
Pour lutter contre cette injustice, il a monté au sein de la casbah un syndicat de figurants. Sa maison, un bâtiment étroit perdu dans la vieille ville, fait office de bureau. Il conserve dans des classeurs épais les cartes de tous les membres. Au départ, ils n’étaient que quelques-uns rassemblés autour d’un objectif clair : obtenir plus d’argent sans faire fuir les productions. Le syndicat a pris de l’ampleur. Il compte aujourd’hui 500 membres actifs et 4 000 adhérents.
Résultat : les figurants sont aujourd’hui généralement payés deux cents dirhams la journée. Un net progrès obtenu avec le soutien du Centre cinématographique marocain. « C’est plutôt correct, mais il faut dire que la figuration n’est pas un métier durable. Les figurants travaillent rarement plus de cinq jours consécutifs sur un film », fait remarquer Naceur, qui passe pour avoir été le tout premier à faire du cinéma au début des années 1960. Depuis, il a vu passer et côtoyé les plus grands noms du septième art, dont le maître italien Pasolini.
« Ouarzazate est la ville idéale pour les tournages, explique le vieux Marocain avec un air de professionnel. Il y a du soleil toute l’année, donc une lumière constante idéale pour la pellicule. Les paysages sont variés : il y a les montagnes de l’Atlas, des déserts de sable ou de terre aride, de la verdure dans la vallée du Drâa. Et surtout vous pouvez rencontrer tous les types de visages : africains, arabes, indiens, etc. De quoi trouver les figurants nécessaires. » Il y a quelques années, pour son film Kundun, Martin Scorsese a fait venir en avion des Tibétains pour jouer des moines. Mais il a eu aussi recours aux services de nombreux Ouarzazis. Naceur s’est rasé la tête pour l’occasion. Son crâne chauve lui donnait alors de vrais airs de dalaï-lama.
Cette love story entre Ouarzazate et le cinéma connaît parfois des heures difficiles. Entre 2001 et 2003, le contexte d’insécurité internationale a effrayé les superproductions. Avec la guerre en Irak, les vagues d’attentats dans le monde et la série d’explosions à Casablanca, les Américains ont été beaucoup plus réticents à l’idée de venir tourner au Maroc, pays arabe et musulman. Pour les habitants de la casbah : plus de travail ! Même Mohamed, un chauffeur de taxi, en a ressenti les effets : « Sans les tournages, il y a trois fois moins de travail. » Sur les hauteurs de la ville, Khaled Issig, le directeur d’une chaîne d’hôtels, confirme : « La clientèle cinéma représente 30 % de notre chiffre d’affaires en basse saison. Lorsqu’une équipe de tournage s’installe, cela signifie une trentaine de chambres occupées pour six semaines minimum. »
Alors, pour redonner confiance aux réalisateurs, les autorités et les studios marocains ont multiplié les efforts en réduisant les prix de toutes les prestations et en améliorant la sécurité des tournages. L’armée a ainsi souvent été mise à contribution. Non seulement les militaires se sont vu confier la surveillance, mais ils ont aussi été sollicités comme figurants et pour transporter le matériel… Sur le dernier film de Ridley Scott, Kingdom of Heaven, tourné en partie à Ouarzazate, plus de mille hommes ont été détachés par Mohammed VI. Peu à peu la confiance est revenue. Depuis la fin de l’année 2003, les superproductions renouent avec le Maroc. Oliver Stone, Brad Pitt, Angelina Jolie… la liste des visiteurs de la région de Ouarzazate ressemble de nouveau à un générique de film. Et la ville respire.
Pour éviter un nouveau scénario catastrophe, certains ont pris les devants. Le réalisateur marocain Mohammed Asli a investi en partenariat avec des producteurs et des fonds publics italiens pour ouvrir à la périphérie de la ville une école de cinéma. « Nous avons remarqué que les productions viennent systématiquement avec leurs équipes. Le cinéma marocain ne pourra pas se développer si nous n’avons pas nos propres techniciens, explique Thami Hajjaj, le directeur de l’école. Si un jour nous devons faire face à une nouvelle crise des productions internationales, nous pourrons alors continuer à tourner nos propres films. En formant des ingénieurs du son, des directeurs artistiques, des décorateurs, etc., nous devenons moins dépendants de la demande étrangère. »
L’école est en elle-même un vrai décor de film. Deux immenses forteresses dans le style architectural des vieilles casbahs se dressent au milieu du désert. Une forêt de mille palmiers et oliviers les entoure. À l’intérieur, cours de ciné. Le clap retentit. « Ça tourne ! » Le professeur est un ancien directeur de la photo de Sergio Leone. La première promotion n’est pas encore sortie, mais depuis plusieurs mois déjà les élèves, tous marocains, mettent leur savoir-faire en pratique. Ils font partie des privilégiés qui trouvent facilement du travail grâce à leurs connaissances techniques. Pour les autres, il faut juste avoir de la chance.
En période de tournage, une immense foule se rassemble devant les portes des studios. Un tiers de la ville est là, mais il y a aussi des ouvriers venus de tout le pays. Ainsi, chaque matin, c’est une véritable ruée vers l’or. Dès 6 heures, ils arrivent de partout à pied, à dos d’âne, en taxi ou à trois sur une mobylette. Les différents membres des équipes du film viennent « faire leur marché » pour sélectionner un maçon qui retravaillera le décor ou un figurant pour compléter une scène.
« Ici, le cinéma n’a rien de féerique, c’est un gagne-pain, explique tristement un ouvrier. Nous sommes dans l’envers du décor. » De temps en temps, certains peuvent s’apercevoir à la télévision lorsque les films sont diffusés sur une grande chaîne. Mais aucun d’entre eux n’a vraiment eu l’occasion d’admirer le résultat de son travail sur grand écran. Il y a bien deux salles en ville, mais leurs grilles sont fermées depuis longtemps. Sur la devanture de l’une d’entre elles, on distingue à peine en lettres blanches ce message laconique : « À vendre. » Ici, le cinéma, c’est bien du rêve, mais seulement pour les autres.

La Matinale.

Chaque matin, recevez les 10 informations clés de l’actualité africaine.

Image

Contenus partenaires