L’Algérie sans lui

L’absence prolongée du président nourrit les spéculations de la presse étrangère sans que la sérénité de ses compatriotes en soit affectée.

Publié le 19 décembre 2005 Lecture : 6 minutes.

L’état de santé du président Abdelaziz Bouteflika, qui a subi, fin novembre, à l’hôpital militaire parisien du Val-de-Grâce, une opération chirurgicale à la suite d’un ulcère hémorragique, suscite de nombreuses interrogations au sein des rédactions parisiennes. Ces dernières sont régulièrement alimentées par de mystérieuses sources anonymes, diplomatiques ou médicales françaises. Sans tenir compte du bulletin médical du professeur Messaoud Zitouni, rendu public le 5 décembre, les médias français annoncent une pathologie plus grave. Exemples de rumeurs circulant à Paris : « Boutef » souffre d’un cancer du côlon en stade terminal ; l’absence d’images du chef de l’État algérien s’explique par son coma profond. Le 10 décembre, une « info sûre » circulait sur sa mort clinique. Plus sérieusement, le professeur Bernard Debré, spécialiste en urologie – et par ailleurs ancien ministre – , a déclaré sur une radio publique qu’il était « vraisemblable » que le président Bouteflika souffre d’un cancer de l’estomac.
À Alger, la rue ne croit à rien de tout cela et attribue ce qu’elle considère comme de la désinformation au manque de communication du gouvernement d’Ahmed Ouyahia. « Jamais la question de la santé du président de la République n’a été aussi transparente, jure la main sur le coeur un ministre FLN (Front de libération nationale). L’odeur de kérosène de l’avion qui l’avait transféré en France flottait encore sur le tarmac de l’aéroport de Villacoublay que la télévision algérienne interrompait ses programmes pour la lecture du communiqué annonçant son évacuation vers un hôpital français. Le Premier ministre est intervenu pour rassurer l’opinion deux jours plus tard, le 28 novembre, quelques heures seulement après l’intervention chirurgicale et le constat par l’équipe médicale que l’opération s’était bien déroulée. Et si le bulletin médical officiel n’est arrivé que le 5 décembre, c’était pour respecter le délai induit par les examens postopératoires. Depuis cette date, le patient est convalescent et les seuls actes médicaux qu’il subit sont des changements de pansements ou des contrôles de cicatrisation. Comment peut-on être plus transparent ? »
Curieusement, le ton n’est pas vindicatif à l’égard de ceux qui entretiennent le flou autour de la convalescence présidentielle. En privé, les officiels identifient les auteurs des rumeurs : « Ce sont les mêmes qui analysaient la crise algérienne des années 1990 avec le pernicieux et récurrent « Qui tue qui ? » pour essayer de nier la réalité de l’islamisme armé en imputant les massacres de villageois à l’armée nationale. »
Autre curiosité, les « infos » distillées par les médias français n’ont pas été relayées par la presse internationale. Quant aux rédactions algériennes, elles ont fait preuve d’une surprenante prudence à l’égard du « cancer de Boutef » ou de sa « mort clinique ». Mieux : des journaux indépendants, connus pour leur hostilité au chef de l’État, ont dénoncé l’intox et la désinformation.
Comment réagit l’entourage de Bouteflika ? « La famille revient de loin, assure un ami de Mustapha Bouteflika, frère et médecin personnel du président. L’épisode n’a pas été facile à vivre. Elle s’attendait au pire. Une fois le diagnostic établi et la thérapie appliquée sans aucune menace sur le processus vital, le reste est apparu à sa juste dimension : dérisoire. »
Pour mettre un terme à la cacophonie provoquée par la longueur de son séjour au Val-de-Grâce, « Boutef » aurait demandé à achever sa convalescence dans un autre lieu de villégiature. C’est exactement ce que voulait l’aile conservatrice du FLN (parti dont Boutef assure la présidence honorifique), qui ne comprenait pas le choix porté sur un hôpital français alors que les relations entre les deux pays sont polluées par l’affaire de la loi du 23 février 2005 glorifiant le passé colonial de la France. Réputé têtu, le patient a pourtant dû céder face à l’intransigeance de l’équipe médicale et à celle de la famille. « Pas question de bouger avant la fin de la convalescence. » Et s’il ne reçoit toujours pas de visites, il lit, s’informe et transmet des directives sur certains dossiers jugés sensibles.
Outre le professeur Messaoud Zitouni, c’est le Premier ministre, Ahmed Ouyahia, qui était en charge de la communication à l’adresse de l’opinion algérienne. Ce qui n’était pas sans poser un problème d’ordre politique. Ahmed Ouyahia est le patron du Rassemblement national démocratique (RND), membre de l’Alliance présidentielle qui compte également le FLN d’Abdelaziz Belkhadem et le Mouvement de la société pour la paix (MSP, ex-Hamas, de Bouguerra Soltani). Ouyahia dirige le gouvernement bien que son parti ne soit pas la première force politique au Parlement. Par ailleurs, la Constitution stipule qu’en cas d’empêchement – ce qui n’est pas le cas – l’intérim est assuré par le président du Sénat. En l’occurrence, Abdelkader Bensalah, membre lui aussi du RND.
C’en était trop pour le FLN, formation majoritaire dans toutes les institutions de la République, dont les militants estiment que leur parti est marginalisé dans ces circonstances. D’autant qu’Abdelaziz Belkhadem, également ministre d’État représentant personnel du président de la République, s’était rendu, le 29 novembre, au Val-de-Grâce, à l’occasion d’une escale parisienne, mais n’avait pu rendre visite à Boutef.
L’illustre patient a donc décidé que les leaders de l’Alliance présidentielle seront traités équitablement. C’est ainsi que Belkhadem et Soltani ont été « autorisés à rassurer leurs militants » en réunissant le bureau politique de son parti, pour le premier, et le Conseil national du sien pour le second. Le FLN s’est même permis le luxe de réactiver sa commission chargée de réfléchir sur la révision de la Constitution afin d’y inclure la possibilité d’un troisième mandat pour « Boutef ».
Le reste de la classe politique s’est abstenu de commenter la maladie du président, en dehors de communiqués lui souhaitant un prompt rétablissement et un retour rapide aux affaires. Seul le Front national algérien (une petite formation présente au Parlement avec cinq députés) a demandé une réunion du Conseil constitutionnel pour établir un constat de vacance de pouvoir. Est-ce le cas ? Rien n’est moins sûr.
Dans notre précédente édition, nous révélions comment le chef de l’État, quatre jours après son intervention chirurgicale, avait demandé à Ahmed Ouyahia de l’informer sur la préparation d’une réunion du comité de l’Union africaine en charge de la réforme des Nations unies tenue, le 2 décembre, à Bamako, en marge du sommet Afrique-France. Il avait même donné des instructions à transmettre à la délégation algérienne. Plus récemment, il a exigé de son entourage une copie des minutes de la séance du 13 décembre du Conseil de sécurité, dont l’Algérie est membre non permanent jusqu’au 31 décembre 2006. L’ordre du jour concernait le second rapport de Detlev Mehlis, président de la Commission d’enquête sur l’assassinat de Rafic Hariri.
Tout cela confirme les propos tenus, le 13 décembre, par Abdelaziz Belkhadem lors d’une émission de la radio publique algérienne, Chaîne III : « Le président n’est pas en rupture avec les activités du pays. À partir de son lieu de convalescence, il continue de gérer les affaires de l’État et tout ce qui est du domaine de ses prérogatives. » Cela dit, le voile qui entoure son hospitalisation est bien réel. Hormis le corps médical et son proche entourage familial, rares sont ceux qui peuvent prétendre avoir conversé avec le chef d’ État durant les vingt derniers jours. Pas de téléphone et encore moins de visites.
Cette prudence à l’excès n’est pas étrangère aux rumeurs les plus fantaisistes qui circulent à Paris. Reste la date du retour effectif. Mohamed Bedjaoui, le chef de la diplomatie, a déclaré le 15 décembre qu’il se ferait « dans les prochains jours ». « Nous sommes évidemment impatients de le voir sur pied, assure notre ministre FLN. Mais personne ne tient à ce que les choses se fassent dans la précipitation. Sa vie n’a été à aucun moment en danger. En revanche, une thérapie de ce genre, appliquée à une personne de 68 ans ayant les antécédents pathologiques qu’on sait, requiert une prudence maximum. »
Comment va l’Algérie sans lui ? Bien, merci. De l’aveu même de Michèle Alliot-Marie, ministre française de la Défense, lors de son séjour à Alger, le 12 décembre, « aucune panique n’est perceptible chez les dirigeants algériens ». Pas de dispositif spécial en matière de sécurité, les casernes n’ont reçu aucune alerte. Les opérations de ratissage dans les maquis se poursuivent. Le gouvernement se réunit en conseil chaque mercredi. Quant à l’Algérien moyen, il vaque à ses occupations habituelles. Il travaille ou fait la grève. Il laboure ou attend la semence importée. Il vend ou il achète. La seule mauvaise nouvelle pour « Boutef » : son pays fonctionne. Sans lui.

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