Jean-François Bizot, icône iconoclaste

Le fondateur d’« Actuel » et de « Nova » publie un recueil de ses articles sur le monde noir. Un ouvrage érudit, tendre et sans concessions.

Publié le 19 décembre 2005 Lecture : 6 minutes.

« Dans la plupart des histoires qui suivent, je ne me suis jamais affiché comme journaliste. » C’est en substance ce que dit Jean-François Bizot en préambule à son nouveau livre, Vaudou & Compagnies. Phrase choc s’il en est dans la mesure où elle montre la complexité induite par la nature de la vérité journalistique. Surtout que cette vérité est transmise à un protagoniste, le lecteur, qui se trouve parfois à des années-lumière du fait relaté. La couverture du livre dit tout le côté inclassable de l’auteur. La photo de Pascal Maitre nous montre un jeune homme charismatique malgré sa jeunesse, avec un regard malicieux et des cheveux longs. La pose était de rigueur. N’empêche. Il faut avoir un sacré tempérament pour dire cela en ouverture de bouquin.
Journaliste ? Bizot est évidemment plus que cela, ou alors, c’est une icône à protéger à tout prix. Ce « roseau pensant » est bien évidemment au-dessus de toute vanité personnelle, y compris d’une éventuelle adulation que tous ceux qu’il a formés seraient prêts à lui rendre, les amis qu’il a secourus, les vedettes du petit écran qu’il a fait naître, les immigrés en quête de RMI, les femmes ou les jeunes en quête de meilleur destin.
Aujourd’hui, le fait de prononcer les trois lettres JFB, revient à décliner le nom d’une célèbre marque de fabrique, une marque déposée il y a longtemps par cet éveilleur éveillé qui n’a pas cessé d’être un sage au milieu de la folie des villes, un esthète que rien n’a pu dévier de son obsession, un amoureux inconditionnel du prochain.
En tant que marabout de l’underground français, fondateur du très avant-gardiste Actuel, mais aussi de Radio Nova, Nova Magazine et de TSF, Jean-François Bizot est une dynastie à lui tout seul, un style et une façon d’être qui n’appartiennent à personne d’autre que lui.
Il a beaucoup écrit, oui, c’est son métier, mais c’est aussi son dada. Il écrit partout et sur tout, y compris sur sa propre plongée dans certaines méchantes maladies (voir Un moment de faiblesse, Grasset, 2003, où il relate son combat contre le cancer, qu’il décrit par le menu).
Mais Bizot est un funambule, qui aime trop le risque et le danger pour les laisser contrôler sa vie. D’où son penchant pour les beaux perdants, les Gainsbourg de toute la planète, les rois maudits, les sans-papiers, les zonards de Belleville, les immigrés. Causes justes, sincères.
Son regard tendre et cruel à la fois, autant sur les arts de la vie, que sur la musique, le style, tendance fashion, le sexe, tendance nuit blanche, et même la Realpolitik, tendance culture de l’autre, vaut une anthologie.
Et c’est justement là que se situe son excellent livre Vaudou & Compagnies. Histoires noires de Abidjan à Zombies qui nous conte une forme de mythologie africaine d’un autre genre, Tristes Tropiques sous la lumière accablante d’Abidjan, de Bamako et d’ailleurs. On aime la liberté avec laquelle cet historien des mentalités, qui n’est pas parano, s’affiche en couverture avec trois soldats africains ou dansant un jerk endiablé en quatrième. Vous croyez lire un livre convenu ou détaché, que nenni. L’ouvrage vous prend à la gorge, vous entraîne, vous enivre de ses douceurs poivrées, son sens aigu de la repartie, son irrévérence qui n’est ni empruntée ni catégorique.
Jamais vous n’aurez vu l’Afrique de la manière dont elle est présentée ici. Jamais. Que le regard soit complice sans être mièvre ou complaisant – sentiment de missionnaire catholique oblige -, jamais regard n’a été posé sur l’Afrique des Africains par un journaliste aussi bien disposé. Frasques de potentats, zombies éclairés, faux frères, Touaregs révolutionnaires ou esclavagistes, possédés du vaudou et de la magie noire, tout y est ou presque. Qui se souvient du Liberia, des Black Panthers, de Sékou Touré, de Mobutu, des rastas jamaïcains, de Nashville, de Kingston, du vaudou haïtien, de l’apartheid ? Qui se souvient de La Nouvelle-Orléans au temps du groove, il y a très longtemps avant Katrina ?
Mais Vaudou & Compagnies n’est pas seulement une traversée romantique de l’Afrique de Papa Doc (qui est de Haïti, lui), l’Afrique des ex-potentats, l’Afrique des coups fourrés ou des coups d’État militaires, il est aussi un livre d’histoire. Une histoire douloureuse parfois, contemporaine de deux cancers spécifiques, les guerres civiles et la corruption. Dans l’un des premiers chapitres : « Quand les Français étaient négriers », Jean-François Bizot n’hésite pas à écrire : « Pris d’un pressentiment honteux, j’avais décidé d’en avoir le coeur net : l’esclavage français était proprement recouvert par l’édredon glorieux de la Révolution de 1789. Les Français ? Les inventeurs des droits de l’homme et du citoyen, les héritiers des Lumières. Au passage, Napoléon était aussi décrit en libérateur moderne. Et dans la majorité des livres de classe ? À peu près rien. Quelques lignes sur l’abolition de l’esclavage. Et dans les histoires de la Révolution ? Rien. Même chez les marxistes, juste trois lignes sur Toussaint-Louverture : vous voyez de qui je parle ? Non ? Rien sur le trafic négrier. Rien sur le rétablissement de l’esclavage par Napoléon. Rien sur les luttes interminables des abolitionnistes, les cruautés des colons français de Saint-Domingue ou des Antilles, les positions cauteleuses de l’Église pendant quatre siècles. Rien sur les bénéfices du trafic et l’industrie qu’ils ont financée. Dans Michelet, rien non plus : il décrit l’abolition de l’esclavage en 1848. Drôle d’historien qui élude la gêne… » Et tout le reste est du même tonneau. C’est-à-dire truculent et exquis. Dérangeant même, pour notre bonheur.
OEuvre décapante, donc, à tout point de vue, ce livre retrace l’épopée d’une génération dont Bizot est à bien des égards une figure emblématique. Car, ici, l’auteur est d’abord un humaniste qui a le coeur gros d’assister à la turpitude humaine sans pouvoir lever le petit doigt. Il est révolté contre le système et contre lui-même. Il n’accepte pas la fatalité, la compromission, le mensonge. Il dénonce les tares et les travers. Il pointe toutes les perversions, grandes ou petites. Avec pugnacité, ce rêveur généreux va plus loin que le journaliste en mission, il est aux antipodes de l’envoyé spécial qui se contente de croiser des informations calibrées et sans risque : la courbe de la Bourse, la démographie, le PNB, la balance commerciale. Ici, le seul gouvernail, c’est l’Homme dans sa dimension immédiate. Non pas arborer une apparence, mais avoir de l’empathie, non pas la rigueur de Wall Street, mais la souplesse, non pas des a priori, mais l’adaptation. Ce voyageur-là est un familier de tous les climats et de toutes les sociétés. Il accepte son immersion totale et sans filet, car rien n’est plus spécial à ses yeux que la vie elle-même, avec ses chicanes, ses aspérités, ses temps morts et ses jouissances éphémères.
En reporter, l’auteur aux mille visages nous dit apprendre plus encore en s’immergeant dans le réel qu’en le scrutant avec des jumelles, bien calfeutré derrière les vitres fumées d’un grand hôtel. Cette conception de la liberté et de la vérité, car l’une ne va pas sans l’autre, est le fil rouge de toute l’aventure bizotine depuis un demi-siècle. Ce parler vrai, on le vérifie très aisément dans d’autres ouvrages récents, dont Une bonne correction (Panama, 2005), lorsque des poèmes de rage sont giclés et autocensurés à la fois, ou Underground, l’histoire (sous la direction de Jean-François Bizot, éd. Actuel/Denoël, 2001). Autour de nombreux documents, collages, photos, BD, l’équivalent d’une Philosophie dans le boudoir du XXe siècle, une littérature française débraillée, ultrajouissive et maudite, mais qui a été prémonitoire. Non- initiés, passez votre chemin.

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