C’est arrivé demain

Publié le 19 décembre 2005 Lecture : 3 minutes.

Je me souviens d’un roman hilarant qui racontait l’histoire suivante : une guerre, ou plutôt une rébellion, éclate quelque part, dans les Balkans ou en Afrique, et un journal londonien décide d’envoyer un correspondant sur place pour couvrir les événements. Par mégarde, le journaliste débarque dans un pays voisin, où il ne se passe rien. Notre homme s’installe dans le meilleur hôtel de la capitale et commence à envoyer des câbles urgents à son journal. Comme c’est un homme d’expérience, il n’a pas besoin de voir les escarmouches et les affrontements pour les décrire. Armé d’une vieille machine à écrire, d’une bouteille de whisky et d’une carte du pays – où, répétons-le, il ne se passe strictement rien -, le voilà qui raconte avec précision les péripéties de la rébellion qui est censée faire rage autour de lui. Il donne des noms de village relevés sur la carte, des distances calculées au double-décimètre sur la même carte et se permet même des considérations météorologiques sur la guérilla – quand il pleut, il le voit bien, de son balcon. Le journal londonien publie chaque jour les dépêches de son téméraire correspondant, qui ne quitte jamais sa chambre d’hôtel ni sa bouteille de scotch.
Comme le roman se déroule dans les années vingt du siècle dernier, il n’y a ni télévision, ni satellites, encore moins Internet, et tout le monde se base sur les articles envoyés par les correspondants pour se faire une idée de ce qui se passe dans le vaste monde. Les dépêches de notre ami journaliste commencent à être reprises par d’autres journaux jusqu’au moment où elles atteignent le pays paisible qui est censé être à feu et à sang. Les citoyens apprennent qu’une rébellion fait rage dans leur pays. Comment ? Et nous n’en savions rien ? Du coup, tous ceux qui ont quelque sujet de mécontentement se joignent à l’empoigne générale, des barricades apparaissent et la rébellion imaginaire devient une guerre civile en bonne et due forme. Notre journaliste, imperturbable, envoie des câbles urgents à Londres où il annonce que l’anarchie a gagné la capitale. Il décrit avec une précision hallucinante les affrontements – mais cette fois-ci, il n’invente rien, tout se passe sous le balcon de sa chambre d’hôtel. Il n’a plus besoin d’aller à la guerre, la guerre est venue à lui.
J’ai repensé à cette histoire au cours des semaines dernières en lisant la presse néerlandaise et plus spécialement un quotidien, le Telegraaf. C’est un journal qui s’est fait une spécialité de ce qu’on pourrait appeler le « populisme alarmant ». Lorsque les émeutes ont éclaté dans les banlieues parisiennes, il y a quelques semaines, le Telegraaf a fait comme le correspondant du roman cité plus haut : au lieu d’aller voir ce qui se passait en France, il a commencé à rapporter ce qui se passait dans les banlieues paisibles des Pays-Bas. Premier titre : IL NE SE PASSE RIEN. On sent pointer la déception. Comment ? Pas la moindre anicroche, pas un seul vélo brûlé ? Allons, un pavé dans une vitrine, quand même ? Non ? Même pas un caillou ?
Le lendemain, nouveau titre : ÇA POURRAIT SE PASSER ICI. Notez l’analyse profonde, résumée par quelques mots qui font mouche. Et qui pourrait les contredire ? Après tout, n’importe quoi peut se passer n’importe où. Mais ce titre pouvait aussi se lire comme une invitation à passer à l’acte. Le lendemain, un inconnu – probablement un rebelle – laissa tomber sa cigarette dans une poubelle en plastique, qui s’embrasa dans la nuit. Des reporters furent envoyés d’urgence pour investiguer. Le lendemain, le Telegraaf annonça triomphalement : ÇA COMMENCE ICI AUSSI ! Du coup, des imbéciles désoeuvrés, ne voulant pas se laisser dépasser par les brûleurs de poubelles des autres quartiers, mirent le feu à une vieille carcasse de voiture. Le Telegraaf annonça en première page la fin de la civilisation européenne.
En anglais, on appelle cela des self-fulfilling prophecies, des prophéties qui se réalisent d’elles-mêmes. Ce ne sont pas les prophètes de malheur qui manquent. Mais quand ils prétendent être journalistes, gare aux dégâts !

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