Ben Ali et l’après-SMSI

Discours offensif du président, apparition d’un pôle contestataire… Un mois après sa tenue, le sommet de Tunis continue de marquer la scène politique.

Publié le 19 décembre 2005 Lecture : 5 minutes.

Chaque année, le président tunisien Zine el-Abidine Ben Ali célèbre l’anniversaire de la Déclaration universelle des droits de l’homme. Chaque année, il reçoit, à cette occasion, des mains d’une personnalité étrangère, un prix en rapport avec les droits de l’homme ou un doctorat honoris causa. Le 10 décembre, au palais présidentiel de Carthage, il a reçu les deux à la fois : le prix de la Fondation mondiale des bonnes initiatives en faveur de la paix attribué par le Parlement mondial des enfants, et le titre de docteur honoris causa en sciences humaines et éducatives décerné par l’université italienne de Macerata. Par les temps qui courent, cela donne du baume au coeur.
Peut-être cela explique-t-il aussi l’assurance du chef de l’État lorsqu’il a prononcé son discours. Celui-ci était d’autant plus attendu qu’il était le premier depuis la tenue du Sommet mondial sur la société de l’information (SMSI), trois semaines plus tôt à Tunis, et la polémique concernant l’état des libertés en Tunisie. Ben Ali n’a pas escamoté le sujet. Sûr de lui et de son bon droit, offensif, il a balayé les critiques de « certains détracteurs et d’autres parties ayant la nostalgie du passé que la pudeur n’empêche même pas d’utiliser l’expression « anciennes colonies ». Ils ont tenté de noyer cette brillante réussite [du SMSI] dans un flot de propagande. »
Des commentateurs affirment-ils que le développement économique et social en Tunisie s’est réalisé à un rythme plus rapide que le développement politique et démocratique ? Ils commettent une « injure à la réalité », réplique le président. Ils le font soit de bonne foi, auquel cas ils sont « excusables », soit de mauvaise foi, et alors leur jugement est rejeté. Pour ceux qui le font de mauvaise foi, toujours selon Ben Ali, cela relève soit de « l’absence de sens patriotique » [dans le cas des Tunisiens, NDLR], soit d’un « attachement nostalgique [pour ce qui est des étrangers, NDLR] à un passé à jamais révolu depuis que ce fier et vaillant peuple a conquis son indépendance et sa souveraineté ».
Debout, les quelque deux cents invités applaudissent, d’autant que l’orateur a tenu des propos de la même veine pour rejeter « le modèle étranger prêt à l’emploi [et] des conceptions théoriques sans racines dans nos réalités ». Pour démontrer encore que ses détracteurs ont tort, Ben Ali dresse un bilan flatteur de ses dix-sept ans à la tête de l’État et du Rassemblement constitutionnel démocratique (RCD), reprenant à son compte le discours universaliste sur la démocratie et les libertés. « Nous considérons, dit-il, que la démocratie, incarnée par le scrutin libre, direct et garanti par les dispositions de la Constitution et de la loi autant que par les règles de transparence et de crédibilité, constitue un fait établi… » Conclusion du chef de l’État : « Nous réaffirmons à tous que la Tunisie est le pays des libertés, des droits de l’homme, de la primauté de la loi et du progrès démocratique continu. »
Tout va bien, donc, mais cela n’empêche pas d’aller encore de l’avant. « Nous sommes déterminés à avancer encore plus sur cette voie, à travers la modernisation des lois et les initiatives successives… », ajoute le président.
Des initiatives, Ben Ali en a pris deux depuis le SMSI. Toutes deux concernent des conseils consultatifs dont il nomme les membres. D’une part, il a chargé Zakaria Ben Mustapha, président du Conseil supérieur des droits de l’homme, d’une mission consistant à recueillir les doléances des représentants des partis politiques et des associations légalement reconnus et à les lui transmettre. D’autre part, le 10 décembre, il a élargi la composition du Conseil supérieur de la communication en y nommant des représentants des partis politiques et de la société civile pour conforter « son rôle en tant qu’espace de dialogue, de concertation et de proposition » (voir ci-contre).
Rien de spectaculaire. Zine el-Abidine Ben Ali n’aime pas agir sous la pression de l’opinion. Et, surtout, comme à l’accoutumée depuis le début des années 1990, il ne veut pas prendre les risques encourus dans d’autres pays, qu’il ne cite pas. « Le plus important dans une réforme, de notre point de vue, c’est de la prémunir contre les risques de retour en arrière et d’échec qui ont compromis tant d’expériences dans le monde. Que dire, a fortiori, lorsque la précipitation se transforme en saut dans l’inconnu qui peut donner lieu au retour de l’extrémisme, de la violence et des luttes confessionnelles… »
Au stade actuel, il n’est donc pas question d’un changement de cap. L’ouverture sur davantage de libertés sera-t-elle donc en conflit perpétuel avec les craintes sécuritaires ? Reste que, sur le terrain, l’après-SMSI est marqué par des bouleversements dans la société civile. Les partisans du pouvoir ont marqué un point avec la conquête de la direction de l’Association des magistrats tunisiens (AMT) lors d’un congrès extraordinaire qu’ils ont convoqué – avec l’appui d’une décision de justice. Les dirigeants indépendants ainsi écartés ont, toutefois, déposé une plainte pour demander l’annulation du congrès. L’actuelle direction de la Ligue tunisienne de défense des droits de l’homme (LTDH) se trouve quant à elle empêchée de tenir son congrès ordinaire du fait de l’opposition d’une dizaine de partisans du pouvoir qui ont eu eux aussi recours à la justice pour régler le différend. Un tribunal de Tunis doit se prononcer sur l’affaire le 24 décembre.
Mais ce qui marque la scène politique nationale, c’est l’apparition d’un pôle contestataire. Vingt-quatre personnalités de diverses tendances, allant des libéraux aux islamisants, ont annoncé le 7 décembre la constitution d’un « Comité du 18 octobre pour les droits et les libertés » né du mouvement de solidarité autour de la grève de la faim d’un mois qui a eu un grand écho dans la presse internationale à l’occasion du SMSI. Parmi eux, plusieurs personnalités indépendantes comme l’avocat Ayachi Hammami, le journaliste Lotfi Hajji et l’ancien député Khemais Chammari, dont c’est la première apparition sur le devant de la scène depuis son retour en Tunisie en février 2004 après près de sept ans d’auto-exil. Ce comité, a-t-il indiqué, va « poursuivre le combat pour [obtenir] la liberté d’expression et d’association et la libération des prisonniers politiques ». On y retrouve aussi deux dirigeants de partis politiques particulièrement actifs : Nejib Chebbi, pour le Parti démocratique progressiste (PDP), et Mustapha Ben Jaafar, pour le Forum démocratique pour le travail et les libertés (FDTL).
Début décembre, quatre des ex-grévistes de la faim, les avocats Abderraouf Ayadi, Samir Dilou et Ayachi Hammami, ainsi que le journaliste Lotfi Hajji, étaient en tournée en Europe pour expliquer aux organisations humanitaires le sens de leur mouvement. Ils ont été reçus par la responsable du département suisse des Affaires étrangères, Micheline Calmy-Rey, qui a déclaré que son pays allait suivre la situation en Tunisie. Le ministère tunisien des Affaires étrangères n’a pas manqué de qualifier cette audience d’inopportune, inacceptable et inamicale.
L’apparition de ce pôle contestataire dans lequel, pour la première fois, des hommes de gauche et des indépendants s’allient à des personnalités proches des islamistes dans une action commune et minimale pour les libertés, est une nouvelle donne qu’il sera difficile au pouvoir d’ignorer dans le processus d’élargissement des espaces de liberté. Après tout, ne les considère-t-il pas comme une minorité infime ?

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