Affaire Mahé : nouvelles révélations

Plus elle avance, plus l’enquête sur l’assassinat du présumé coupeur de routes par des soldats français semble minée. Comme si la version officielle du meurtre était trop simple pour être tout à fait exacte.

Publié le 19 décembre 2005 Lecture : 6 minutes.

En apparence, le haut état-major des armées françaises, et singulièrement Michèle Alliot-Marie, ministre de la Défense, ont eu ce qu’il convient d’appeler une réaction exemplaire. La rapidité avec laquelle les sanctions sont tombées, la publicité qui les a entourées et les déclarations qui les ont accompagnées sur le thème de l’exemplarité morale des troupes ont impressionné l’opinion et la classe politique françaises. Mais faut-il se fier aux apparences ? Plus elle avance, plus l’enquête sur le meurtre du présumé coupeur de routes Firmin Mahé par des soldats du détachement Licorne, le 13 mai 2005, semble minée et comme entourée de garde-fous destinés à la contenir dans les limites de la version officielle. Symptomatique de ce dysfonctionnement : la relation tendue entre les deux principaux acteurs judiciaires français de cette affaire, le juge d’instruction du tribunal aux armées de Paris, Brigitte Raynaud, et le procureur de la République auprès de ce même Tribunal, le colonel Jacques Baillet. Un conflit avait déjà opposé la première, très indépendante d’esprit, au second, très lié au ministère de la Défense, à propos du Rwanda. Totalement en phase avec Michèle Alliot-Marie, le procureur n’avait absolument pas apprécié que la juge se rende à Kigali il y a un mois pour auditionner des témoins accusant les militaires français de passivité, voire de complicité, dans le génocide de 1994. Cette fois, les divergences de vues entre l’incontrôlable Brigitte Raynaud et le très conformiste Jacques Baillet ont éclaté au grand jour lorsqu’il s’est agi de décider qui, parmi les protagonistes de l’affaire Mahé, devait être placé en détention provisoire. Si les cas de l’adjudant-chef Guy Raugel, qui a reconnu avoir étouffé Firmin Mahé avec un sac-poubelle, et du brigadier-chef Johannes Schnier, qui a maintenu la victime pendant que le premier opérait, n’ont pas fait l’objet de contentieux – tous deux ont été incarcérés -, il n’en a pas été de même en ce qui concerne le colonel Éric Burgaud. La juge Raynaud, qui n’a pas vu d’objection à ce que le général Henri Poncet, mis en examen, ressorte libre le 13 décembre de ses quelques heures de garde à vue, a en effet explicitement demandé la mise en détention du chef de corps du 13e BCA, supérieur direct des assassins de Mahé. Une exigence qui, apparemment, tombait sous le sens tant l’implication du colonel dans le meurtre est évidente. Burgaud a, lors de son interrogatoire, reconnu avoir dit au téléphone à ses subordonnés, qui l’interrogeaient sur la conduite à tenir, que « l’idéal » était que Mahé « arrive à l’hôpital de Man mort de ses blessures ». Pour ce faire, il leur a ordonné de rouler « en prenant bien [leur] temps » – un « roulez doucement » qui rappelle les sinistres « corvées de bois » de la guerre d’Algérie. En cela, le colonel ne faisait que se conformer aux directives qu’il avait lui-même formulées quelque temps auparavant devant ses hommes quant au traitement qu’il convenait de réserver aux coupeurs de routes : « Il faut les attraper, les salopards, il faut les choper et en buter un », avant d’ajouter, visant spécifiquement Mahé : « Si vous l’attrapez, vous le descendez. » Or, malgré les réquisitions de Brigitte Raynaud, auxquelles s’est opposé le procureur Baillet, Éric Burgaud n’a pas été placé sous mandat de dépôt par le juge des libertés. Si l’on ajoute à cela le cas du général Renaud de Malaussène, l’adjoint de Poncet, qui est lui aussi ressorti libre des locaux de la Brigade criminelle, l’impression s’installe que des lampistes vont payer et que les « gradés » s’en sortent bien – tout au moins pour l’instant. L’impression, et le malaise.
D’autant que le procureur Jacques Baillet – qui s’est rendu à Abidjan le 13 décembre pour complément d’enquête – refuse pour l’instant de prendre en compte un fait nouveau, et jusqu’alors inédit, qui pourrait bien, sous réserve de vérifications, faire rebondir l’enquête. Selon un rapport de la gendarmerie de Licorne en date du 10 novembre, rédigé à l’intention du tribunal aux armées de Paris, et dont J.A.I. a pu prendre connaissance, un autre Mahé, prénommé Nestor Koho (Mahé est un patronyme courant dans l’Ouest ivoirien), et coupeur de routes avéré, est actuellement détenu à la prison de Man. Il a été arrêté le 19 mai 2005, soit cinq jours après la mort de Firmin Mahé (avec qui il n’a aucun lien de parenté), en compagnie de deux complices, les dénommés Serge Moh Tah et Moussa Bamba, en pleine zone de confiance, par des militaires français. Tous trois étaient armés. Les gendarmes de Licorne, qui n’ont pas pu rencontrer les trois détenus, ont signalé l’information au juge Raynaud et au procureur Baillet. La première l’a estimée digne d’intérêt, mais le second, dans une note manuscrite, affirme que les deux affaires doivent être « disjointes ». N’y a-t-il pourtant pas lieu à éclaircir cet imbroglio, surtout quand on sait que, selon le témoignage de l’adjudant-chef Raugel, le colonel Éric Burgaud, mis en présence du corps de Firmin Mahé à la morgue de l’hôpital de Man, aurait émis des doutes sur son identité ?
Avocat au barreau de Paris et conseil de la famille Mahé, Me Fabien Ndoumou se dit « scandalisé par l’attitude du procureur, qui a fait relâcher Burgaud et dresse des obstacles devant les progrès de l’enquête ». Me Ndoumou, qui est d’origine camerounaise, est épaulé par une association proche du pouvoir en place à Abidjan, l’ADI (Association de défense des Ivoiriens), que dirige Gabriel Blé, un proche parent du chef des « Patriotes » Charles Blé Goudé, résidant en région parisienne. L’ADI l’a aidé à retrouver la trace de plusieurs témoins dont Prince Dié, le frère aîné de Firmin Mahé, ainsi que Judith, la compagne de ce dernier. Tous deux marchaient en compagnie de Firmin le 13 mai au matin au bord de la route reliant Duékoué à Man lorsqu’ils ont été rejoints par deux véhicules blindés légers (VBL) français, lesquels ont brusquement fait demi-tour après les avoir dépassés. La suite est connue : blessé à la jambe par un tir du maréchal des logis Philippe Bonneau, Mahé s’enfuit. Il sera « récupéré » en fin d’après-midi, puis étouffé à l’intérieur d’un VBL. Selon Fabien Ndoumou, qui s’appuie sur le témoignage de la famille de Firmin Mahé, il y aurait eu erreur sur la personne. « L’indicateur ivoirien qui était embarqué à bord du VBL et qui a désigné Firmin aux soldats s’est sans doute trompé de Mahé. Celui que les Français recherchaient était en réalité Nestor Mahé. Comme les militaires n’avaient pas de photos, ils n’ont pas pu vérifier. » Et de relever une contradiction à ses yeux évidente entre le pedigree de tueur attribué par Licorne à la victime et son statut de membre du groupe d’autodéfense du village de Dah. « Ce groupe, dont Prince Dié était le chef, avait été créé par le continent Licorne pour lutter contre les coupeurs de routes ; les Français avaient d’ailleurs distribué un badge avec photo d’identité à chacun de ses membres, dont Firmin. »
Déjà révoltante en soi, même si la victime était un criminel, l’« affaire Mahé » relèverait-elle en outre de la tragique méprise ? Dans le dossier figurent trois clichés, que J.A.I. a pu voir, pris par un soldat français à l’aide d’un téléphone cellulaire au poste de secours de Bangolo, où Firmin Mahé, gravement blessé au genou mais conscient, avait été emmené par les soldats français ce vendredi 13 mai 2005 vers 18 heures. On y voit le présumé coupeur de routes, le regard traqué, à demi-nu, saisi par deux paires de mains anonymes et blanches, dont l’une est recouverte de gants chirurgicaux. L’enquête de commandement a démontré que Mahé, la jambe gauche en sang et la rotule déchiquetée par le tir de neutralisation du maréchal des logis Bonneau, a été passé à tabac à l’intérieur même du poste de Bangolo. À 19 heures, c’est un Firmin Mahé inconscient que les militaires embarquent dans un VBL après avoir reçu les consignes fatales du colonel Burgaud. Quinze minutes plus tard, il était mort, étouffé par un sac en plastique – sans doute celui que l’on voit dans un coin des photos, prêt à l’emploi.

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