[Tribune] L’Afrique au cœur de la crise mondiale du déplacement interne
En 2018, près de 70 % des nouveaux cas de déplacements causés par les conflits et les violences à travers le monde – soit 7,5 millions – ont eu lieu en Afrique. Le continent doit désormais montrer l’exemple et rayonner par ses exploits.
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Alexandra Bilak
Directrice de l’Observatoire des situations de déplacements internes (IDMC).
Publié le 26 février 2020 Lecture : 5 minutes.
La migration africaine a de nombreux visages. Du Maroc à l’Espagne, de la Libye à l’Italie, c’est souvent celui de ces migrants partant à la recherche d’un avenir meilleur en Europe, périssant pour certains lors de leur périple.
Ils sont aussi nombreux à ne jamais quitter le continent. De la Somalie au Kenya, du Soudan du Sud à l’Ouganda, ils se déplacent en quête de nouvelles opportunités et s’installent, temporairement ou pour toujours, dans des pays voisins.
Mais les plus nombreux restent à l’intérieur des frontières de leur propre pays. Des millions de personnes fuient chaque année conflits et catastrophes. Elles trouvent refuge dans des villages ou des villes, chez des voisins ou des familles d’accueil, dans des camps formels ou informels.
De la RDC au Nigeria, du Mali au Burundi, la situation des personnes déplacées internes est une réalité qui fait rarement la une des journaux. Elle représente toutefois l’un des enjeux majeurs de la migration mondiale actuelle.
Une réalité difficile à ignorer
Le déplacement interne en Afrique a atteint cette dernière décennie un niveau alarmant. Le dernier rapport de l’Observatoire des situations de déplacement interne (IDMC) montre qu’en 2018, près de 70 % des nouveaux cas de déplacements causés par les conflits et les violences à travers le monde – soit 7,5 millions – ont eu lieu en Afrique.
La plus grande partie des déplacements de 2018 était due à un regain de conflits et de violences inter-communautaires en Afrique de l’Ouest (Nigeria, Cameroun, Mali) ainsi qu’aux conflits et crises politiques qui perdurent depuis plusieurs années en Éthiopie, en Somalie, en RDC, en Centrafrique et au Soudan du Sud.
En 2018, le continent africain était également à l’origine de 15 % des déplacements internes causés par les catastrophes climatiques dans le monde, soit près de 2,6 millions de nouveaux cas enregistrés.
Au Nigeria, 80% de la population était touchée par les crues des fleuves Niger et Bénoué, tandis qu’en Somalie, au Kenya et en Éthiopie, des centaines de milliers de personnes perdaient leurs maisons et leurs moyens de subsistance suite à des inondations et des sécheresses.
L’année 2019 n’aura pas inversé ces tendances. En avril, le cyclone Idai a à lui seul forcé plus de 600 000 personnes à fuir leur foyer. Au moins 80 000 d’entre elles sont toujours déplacées aujourd’hui au Mozambique.
Ce phénomène creuse à son tour les inégalités, et fragilise les générations futures
Je me suis rendue en novembre 2019 dans le nord-est du Nigeria, où j’ai été témoin de l’impact humain de cette dangereuse combinaison de conflits et de catastrophes. Plus de deux millions de personnes sont actuellement déplacées dans le nord et le centre du pays, et vivent dans des conditions déplorables, avec très peu d’assistance humanitaire.
Le phénomène du déplacement interne est aujourd’hui d’autant plus complexe qu’il est alimenté par le fort taux d’urbanisation sur le continent, les inégalités socio-économiques, ainsi que par des aléas climatiques de plus en plus intenses qui réduisent progressivement les moyens de subsistance des communautés. Ce phénomène creuse à son tour les inégalités, et fragilise les générations futures.
Un besoin avant tout de politiques adaptées…
À travers les réponses qu’ils apportent aux situations de déplacements auxquels ils font face, les pays africains peuvent servir de modèle au reste du monde. Trente pays africains ont aujourd’hui ratifié la Convention de Kampala, qui fête ses dix ans en décembre 2019. Elle est le seul instrument juridiquement contraignant au monde qui prévoie une réponse intégrée à cette question, et qui exige des gouvernements signataires de garantir protection et assistance aux personnes déplacées.
La Somalie, qui vient de ratifier la Convention, est le premier pays à envisager des solutions innovantes pour améliorer l’accès des personnes déplacées à la terre et la sécurité foncière. Le Niger, qui a adopté en décembre 2018 la première loi nationale sur cette question, prévoit des investissements dans la prévention et la réduction des risques, ainsi qu’une réponse alliant aide humanitaire et développement durable.
Ces deux dernières années, le Burundi, la RDC, l’Éthiopie, le Mali, le Nigeria, le Soudan du Sud, le Soudan et la Zambie ont également élaboré de nouvelles politiques et stratégies dans ce sens. L’Éthiopie vient de lancer une Initiative de solutions durables (Durable Solution Initiative). Au Nigéria, c’est un nouveau ministère qui a été créé pour coordonner l’ensemble des efforts nationaux de réponse aux besoins des déplacés.
… et de données fiables
La pertinence et l’efficacité des politiques et des programmes d’assistance dépendent toutefois d’une information et de données fiables. En Afrique, comme dans d’autres régions du monde, la collecte des données sur le déplacement interne est un processus complexe.
Elle se heurte à des obstacles politiques, au manque d’accès sur le terrain, à des ressources et des capacités techniques limitées, à des défis de coordination et à l’absence de standards et de définitions communes. Les zones d’ombre se multiplient au fur et à mesure que l’ampleur et la complexité du phénomène s’accroissent.
Par exemple, le nombre de personnes déplacées par des catastrophes climatiques lentes comme l’érosion côtière ou la désertification est actuellement inconnu. Trop peu de données sont également disponibles sur les cas de déplacés internes devenus réfugiés, ou de déplacés ayant pu retourner chez eux mais contraints de fuir à nouveau face à de nouvelles menaces.
Si des données sur ces retours existaient pour 11 pays en Afrique en 2018 (allant de 1,5 million de cas en RDC à 12 000 au Soudan du Sud), les conditions exactes de ces retours sont souvent inconnues. Nous craignons qu’ils aient lieu dans des zones encore très instables, sans infrastructures ni services, ce qui aurait pour conséquence d’augmenter les facteurs d’instabilité et de crise à venir.
Montrer l’exemple
L’espoir réside aujourd’hui dans le fait que les gouvernements africains reconnaissent de plus en plus l’urgence de cette question et s’associent aux organisations internationales pour combiner savoir local, accès au terrain et expertise technique.
Ces partenariats commencent à porter leurs fruits. L’Afrique montre l’exemple avec notamment la mise en place de systèmes d’alerte précoce et de meilleures capacités d’anticipation des crises. Elle est également l’une des régions du monde ayant les données sur les déplacements internes les plus complètes et les mieux exploitables.
Les analyses du dernier Rapport sur le déplacement interne en Afrique illustrent à la fois l’ampleur du défi auquel le continent fait face, et les bonnes pratiques dont d’autres pays pourraient s’inspirer.
L’action est donc possible, et les solutions existent. Ce sont elles qui doivent maintenant être documentées et faire la une des journaux, afin que le continent africain, trop longtemps réduit à ses crises, rayonne enfin par ses exploits.
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