[Tribune] Ce que les affaires Sami Fehri et Nabil Karoui disent du système judiciaire en Tunisie
Alors que le juge devrait être le protecteur des libertés, il s’est mué, sous le poids d’un demi-siècle de régime autoritaire en Tunisie, en garant de l’ordre, soucieux d’appliquer la loi avec rigidité.
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Nessim Ben Gharbia
Journaliste spécialisé en droit public.
Publié le 1 mars 2020 Lecture : 4 minutes.
Comment faut-il interpréter les décisions de la Cour de cassation ? La question, d’apparence banale pour tout juriste, agite le milieu judiciaire tunisien depuis le 29 janvier. Ce jour-là, la Cour de cassation a annulé le mandat de dépôt émis à l’encontre de Sami Fehri, homme de média qui gère la chaîne de télévision Elhiwar Ettounsi, et a laissé à la chambre de mise en accusation le soin de statuer sur la suite à donner à l’instruction, l’affaire en étant encore à ce stade.
Alors que les observateurs s’attendaient à une libération du détenu, en application de la décision de la Cour de cassation, la chambre de mise en accusation, réunie en urgence, a émis un nouveau mandat de dépôt à l’encontre de Fehri. Stupéfaction des connaisseurs du droit : l’extrême réactivité des magistrats en a étonné plus d’un, de même que leur décision d’appliquer partiellement l’arrêt de la Cour. Si le renvoi devant la chambre de mise en accusation a bien été pris en compte, l’annulation du mandat de dépôt a purement et simplement été ignorée.
Divergences profondes
Fait rarissime dans les annales de la justice tunisienne, l’Association des magistrats tunisiens a dénoncé, dans un communiqué de presse daté du 10 février, les divergences profondes dans l’interprétation des procédures pénales en vigueur. Le même texte rappelle aux magistrats leur devoir d’indépendance et d’impartialité. Quelques jours plus tard, c’est au tour de l’Ordre national des avocats d’exprimer « de grands doutes quant au respect des droits de la défense et aux garanties de procès équitable », tout en mettant en garde contre une instrumentalisation politique de la justice.
Le feuilleton Nabil Karoui a sérieusement écorné la réputation de la justice tunisienne
Si l’affaire Sami Fehri suscite tant de réactions, c’est qu’elle intervient après un autre feuilleton qui a sérieusement écorné la réputation de la justice tunisienne. À l’été 2019, Nabil Karoui, candidat à la présidentielle et favori du scrutin, est arrêté sous l’œil des caméras. Motif ? Des soupçons d’évasion fiscale et de blanchiment d’argent. Là encore, l’accusé est placé en détention provisoire. Et empêché de faire campagne. Deux mois plus tard, la Cour de cassation annule le mandat de dépôt émis, évoquant des erreurs manifestes d’appréciation de la chambre de mise en accusation.
Dès lors, il est opportun de s’interroger sur les leçons des affaires Fehri et Karoui. Que disent-elles du système judiciaire tunisien ? D’abord, dans les deux situations, le recours à la détention provisoire interpelle. Mesure exceptionnelle destinée aux crimes les plus graves, ou pour garantir le bon déroulement de l’enquête – si risque il y a que le prévenu entre en contact avec d’éventuels témoins ou complices –, la détention provisoire a, au fil des ans, été détournée de sa mission principale.
Détournement de la mission du juge
Plusieurs centaines de détenus croupissent dans les prisons en attendant la tenue d’un procès. D’où une inutile surpopulation carcérale. D’après la Direction générale des prisons et de la rééducation, la superficie attribuée à chaque prisonnier est de 2,9 m2, là où les standards internationaux exigent 4 m2 par personne. Les mesures de substitution à l’incarcération tardent à intégrer le corpus judiciaire tunisien. Porté par l’ancien garde des Sceaux Ghazi Jeribi, le projet de loi sur les peines alternatives attend toujours d’être examiné en Conseil des ministres.
Le code pénal comme le code de procédure pénale privilégient la dimension répressive sur les droits humains
On observe aussi un détournement fondamental de la mission du juge en Tunisie. Il devait être le protecteur des libertés. Sous le poids d’un demi-siècle de régime autoritaire, il s’est mué en garant de l’ordre, soucieux d’appliquer la loi avec rigidité. Si ce détournement de l’esprit de la fonction est regrettable, voire condamnable, il convient d’ajouter que le juge tunisien n’est pas aidé par les textes.
Aussi bien le code pénal que le code de procédure pénale datent respectivement du protectorat français, puis de la phase autoritaire sous le régime de Bourguiba. Inutile de préciser que les deux textes privilégient la dimension répressive sur les droits humains.
Pourtant, des initiatives existent pour adapter ces textes à l’aune des avancées en matière de procès équitable et de respect du droit de la défense. Le 13 novembre 2019, une commission composée de membres du Conseil supérieur de la magistrature, de l’Association des magistrats tunisiens et de l’Association des avocats sans frontières en Tunisie a dévoilé son projet du code de procédure pénale, qui doit permettre de moderniser la législation pénale. Mais le texte traîne toujours dans les tiroirs du ministère de la Justice.
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