Un si long règne

Publié le 19 septembre 2005 Lecture : 5 minutes.

Dans son premier discours après sa réélection, le 11 septembre, devant les cadres du Parti national démocratique (PND, au pouvoir), Moubarak s’est contenté de saluer la « victoire de la démocratie et du pluralisme » et de renouveler ses engagements électoraux, en particulier la lutte contre le chômage et la poursuite des réformes politiques.
Le raïs a-t-il le triomphe modeste ? Non, bien sûr. Mais, ayant été porté à la tête de l’État par 23 % des 32 millions d’électeurs inscrits, soit 6,3 millions de personnes (sur une population totale de 75 millions d’âmes), il mesure mieux que quiconque le fossé qui le sépare désormais de son peuple.
Né en 1928 dans un village du Delta, au sein d’une famille de la petite bourgeoisie – son père était un modeste fonctionnaire du ministère de la Justice -, Moubarak a suivi une formation à l’Académie militaire et à l’École de l’air. Pilote de combat, qui a su réorganiser l’armée de l’air après la défaite de juin 1967 contre Israël, il a été propulsé, au lendemain de la guerre d’octobre 1973, dans le cercle restreint des « héros de la traversée » (du canal de Suez). En élevant ce général peu charismatique, en avril 1975, au rang de vice-président, le président Anouar el-Sadate était loin d’imaginer qu’il lui succéderait dans les conditions que l’on sait.
Durant les six années passées aux côtés de Sadate, l’ex-patron de l’armée de l’air a su concentrer entre ses mains les services de la présidence et se familiariser avec les grands dossiers intérieurs et extérieurs, et les hommes qui en avaient la charge. C’est tout naturellement donc qu’il a accédé à la tête de l’État au lendemain de l’assassinat de Sadate, en octobre 1981, par des éléments du Djihad islamique.
Durant les premières années de son règne, Moubarak a oeuvré à décrisper l’atmosphère politique, en libérant notamment les nombreux intellectuels emprisonnés par son prédécesseur pour s’être opposés à la signature, en 1979, à camp David, d’une paix séparée avec Israël. En dénonçant fermement la corruption et l’affairisme dont l’entourage de Sadate s’était rendu coupable, en appelant à des investissements plus productifs et en réussissant à recouvrer – grâce, il faut le préciser, aux accords de camp David et à l’action de son prédécesseur – l’ensemble des territoires égyptiens occupés par Israël, notamment le Sinaï, en 1982, il s’est attiré la sympathie d’un grand nombre de ses concitoyens.
Sur le plan régional, Moubarak a rompu l’isolement de l’Égypte dans le monde arabe : accueil de Yasser Arafat après son évacuation de Tripoli, au Liban-Nord, en 1983, consolidation des relations avec les monarchies du Golfe, soutien à l’Irak dans sa guerre contre l’Iran, entre 1980 et 1988, rapatriement du siège de la Ligue arabe de Tunis au Caire, en 1989, restauration des relations avec la Syrie, constitution de l’axe Le Caire-Riyad-Damas à partir de 1990, établissement d’un pont solide avec la Libye et les pays du Maghreb…
Parallèlement, le raïs s’est imposé, peu à peu, aux yeux des dirigeants occidentaux comme un élément de modération et de stabilité dans la région. Devenu un acteur central du processus de paix au Proche-Orient, notamment après les accords israélo- palestiniens d’Oslo, en 1993, il a joué à merveille le rôle d’interface entre Washington et Tel-Aviv d’un côté, et les Palestiniens et les Arabes de l’autre. En 1991, il a frappé un grand coup en entraînant les pays arabes, y compris la Syrie, sous la bannière américaine lors de l’opération Tempête du désert contre l’Irak, qui venait d’occuper le Koweït.
Autre réussite à mettre à l’actif de Moubarak : tout en montrant de la docilité à l’égard des Américains et de la complaisance vis-à-vis d’Israël, il a réussi, en affichant parfois une certaine impatience, à contenir les sentiments viscéralement antiaméricains et anti-israéliens de ses compatriotes. La poursuite de la normalisation avec Israël, la fermeté à l’égard des groupes islamistes radicaux locaux, notamment la Gamaâ Islamiya et le Djihad islamique, et la collaboration active dans la guerre américaine contre le terrorisme ont conforté, aux yeux des Occidentaux, l’image d’un défenseur indispensable de leurs intérêts dans le monde arabe.
Tous ces succès sur le plan international ont cependant leurs revers à l’intérieur. Car Moubarak ne s’est pas contenté de combattre les mouvements islamistes radicaux et de refuser de légaliser les partis islamistes modérés, comme celui des Frères musulmans. En maintenant l’état d’urgence, proclamé en 1981, il a réduit le champ des libertés, étouffé la presse indépendante et découragé toute forme de contestation politique. Il a échoué néanmoins à mettre hors d’état de nuire les groupes terroristes, qui ont continué à commettre des attentats, comme ceux perpétrés au cours des onze derniers mois à Taba, au Caire et à Charm el-Cheikh.
Pis : malgré l’activisme réformiste et pro-occidental de son leader, l’Égypte est aujourd’hui fortement marquée par l’idéologie islamiste. Les Égyptiennes portent presque toutes le hijab dans la rue, et même les speakerines dans les chaînes de télévision arborent fièrement le foulard. Bien qu’ils soient empêchés officiellement de former un parti, les Frères musulmans n’en constituent pas moins la première force politique du pays et la seule capable de mobiliser la rue (ou de la démobiliser). La faible participation à la présidentielle du 7 septembre s’explique, en partie, par l’absence de candidat issu de (ou soutenu par) ce mouvement de masse.
À cet immobilisme politique s’ajoutent l’échec des réformes économiques, la détérioration des conditions de vie des citoyens, la montée de la pauvreté et du chômage, qui touche près de 20 % de la population active, et l’aggravation de la corruption, dont la rue accuse désormais ouvertement les membres de la famille et les proches collaborateurs du chef de l’État… Cette situation de crise latente alimente un fort courant de contestation que les partis de l’opposition légale, souvent artificiellement créés et noyautés par les services de renseignements, sont incapables de canaliser. La naissance du mouvement Kifaya (« Ça suffit ! »), dont les membres ne cessent, depuis décembre 2004, de manifester dans les grandes villes, répond à la nécessité, que ressent l’opposition libérale et progressiste, de donner corps à une alternative politique qui ne soit pas seulement islamiste.

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