Un goût amer

De plus en plus « tendance », elle n’est pourtant ni plus saine ni meilleure que celle du robinet. Au contraire.

Publié le 19 septembre 2005 Lecture : 5 minutes.

La plupart des gens sont incapables de dire pourquoi ils préfèrent l’eau en bouteille à l’eau du robinet. Pourtant, ils n’hésitent pas à en acheter, et en très grande quantité. À travers le monde, cette industrie pèse 46 milliards de dollars. L’an dernier, chaque Américain a bu, en moyenne, 90 litres d’eau embouteillée. Un niveau de consommation qui en fait la deuxième boisson nationale après les sodas.
Aujourd’hui encore, malgré l’envolée des cours du pétrole, le litre d’eau en bouteille reste, aux États-Unis, plus cher que le litre d’essence. Et, en fonction de la marque, un verre de ce si précieux liquide coûte entre 250 et 10 000 fois plus cher qu’un verre d’eau du robinet. Par quel miracle l’eau en bouteille est-elle donc devenue si populaire ? Son goût n’y est certainement pas pour grand-chose : au cours d’une dégustation à l’aveugle, rares sont ceux capables de dire en quoi elle se différencie de l’eau du robinet. Rien d’étonnant à vrai dire : même filtrée ou enrichie en sels minéraux, l’eau en bouteille a, finalement, la même origine que celle des réseaux hydriques municipaux.
Aurait-elle alors un effet positif sur la santé ? Il n’en est rien non plus, apparemment. Dans une étude publiée par la revue médicale américaine The Archives of Family Medicine, des scientifiques ont comparé différentes eaux de bouteille à de l’eau du robinet prélevée dans le réseau d’adduction de la ville de Cleveland. Leurs analyses ont révélé que près d’un quart des eaux embouteillées contenait un taux de bactéries important. Les experts en ont donc conclu que « boire de l’eau en bouteille parce qu’elle serait plus pure n’est qu’une vaste illusion ». Une autre étude menée par l’université de Genève a montré que boire de l’eau conditionnée n’avait aucun impact en termes d’apport nutritionnel.
Si tout le monde reconnaît aujourd’hui que l’eau du robinet comme l’eau de bouteille peuvent être toutes les deux occasionnellement contaminées, on sait moins en revanche que la qualité de la première est bien mieux surveillée que celle de la seconde. À New York, par exemple, le réseau a été contrôlé à 430 600 reprises durant la seule année 2004. Beaucoup de gens prétendent également que la consommation d’eau en bouteille permettrait d’éviter l’absorption des produits chimiques parfois dilués dans l’eau du robinet. Là aussi, il y a erreur, car certaines bouteilles d’eau en contiennent tout autant…
Des chercheurs de l’université du Texas ont constaté, par ailleurs, que douches et lave-vaisselle dégageaient dans l’atmosphère des résidus de produits chimiques issus des circuits de distribution municipaux. La projection de fines gouttelettes d’eau chaude, au moyen d’un vaporisateur par exemple, multiplierait, en effet, les zones de contact entre le liquide et l’air, provoquant ainsi la dispersion des produits dissous dans l’eau. Quiconque veut éviter d’être contaminé par ces produits doit non seulement boire de l’eau en bouteille, mais aussi porter un masque à gaz lorsqu’il prend une douche ou vide le lave-vaisselle.
L’eau en bouteille est bien plus tendance que l’eau du robinet. Elle est aussi beaucoup plus facile à transporter. Avoir avec soi une petite bouteille – celle que portent de charmantes créatures en maillot de bain dans les publicités – est désormais un comportement des plus banals. Reste pourtant que cette eau embouteillée pollue, malgré toutes les images de pureté et de propreté qu’on lui associe. Son transport d’un point à un autre de la planète coûte cher, sa conservation au frais en attendant la vente utilise de l’énergie, et sa distribution suppose la fabrication d’un monceau de bouteilles en plastique qui finissent souvent dans les décharges publiques. Au bout du compte, je trouve donc très déplacée – et de très mauvais goût – cette passion actuelle des Occidentaux pour l’eau embouteillée.
Dans nos pays, l’eau potable est tellement abondante que l’on peut se permettre de jeter un verre d’eau du robinet pour boire, à la place, de l’eau embouteillée. Le choix de l’eau avec laquelle on se désaltère est devenu un mode de vie. Pour beaucoup de gens dans les pays en développement, l’accès à l’eau reste, pourtant, une question de vie ou de mort. Plus de 2,6 milliards d’individus, soit 40 % de la population mondiale, ne peuvent profiter des installations sanitaires les plus élémentaires, et plus de 1 milliard de personnes n’ont aucun accès fiable à une source d’eau potable. L’Organisation mondiale de la santé (OMS) estime que, dans le monde, 80 % des maladies résultent d’infections liées à l’utilisation d’une eau de mauvaise qualité. Et qu’environ la moitié de la population du Tiers Monde souffre de troubles liés à la consommation d’une eau insalubre ou à une hygiène déplorable, deux phénomènes qui provoquent, chaque année, la mort de près de 5 millions de personnes.
Du fait de ces maladies, les pays en développement sont peu productifs, plus dépendants de l’aide extérieure et moins à même de se sortir seuls de la pauvreté. Si, là-bas, les jeunes filles ne vont pas à l’école, c’est surtout parce qu’elles passent le plus clair de leur temps à aller chercher de l’eau à des puits très éloignés de leur maison.
Selon l’Institut international de gestion de l’eau, une rallonge de 1,7 milliard de dollars par an des fonds déjà mobilisés pour les projets hydrauliques en cours suffirait à fournir de l’eau potable à toute la population de la planète. Quant aux conditions d’hygiène, leur amélioration ne nécessiterait « que » 9,3 milliards de dollars supplémentaires chaque année, soit moins du quart des dépenses effectuées tous les ans à travers le monde pour l’achat de bouteilles d’eau.
Pour ma part, je ne vois aucun inconvénient à ce que les populations des pays en développement boivent de l’eau en bouteille ; pour elles, c’est bien souvent, en effet, le seul moyen de s’approvisionner en eau potable. Reste bien sûr que ce serait encore mieux si elles avaient directement accès à une eau du robinet de bonne qualité. Pour atteindre un tel objectif, la meilleure chose que nous puissions faire, nous, Occidentaux, c’est d’arrêter de consommer de l’eau en bouteille et de reverser l’argent ainsi économisé à des organisations qui tentent de moderniser les réseaux d’adduction des pays du Tiers Monde.
Quant à la saveur de l’eau, si vous ne me croyez pas quand je vous dis qu’il est très difficile de faire la différence entre une eau du robinet et une eau en bouteille, participez donc à une dégustation, et voyez si vous parvenez vraiment à distinguer les deux liquides. N’hésitez pas : goûter de l’eau est un exercice amusant, dont les résultats peuvent parfois même être très surprenants. Et comme vous ne risquez pas d’en sortir avec une méchante gueule de bois, vous pourrez en conclure, tout comme moi, que l’eau de source a un goût amer tout à fait inadmissible.

*Rédacteur en chef de la rubrique Technologie de l’hebdomadaire britannique The Economist et auteur notamment de A History of the World in Six Glasses.

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