L’Algérie en campagne

Des trotskistes aux islamistes, la plus grande partie de la classe politique se mobilise en faveur du projet de réconciliation nationale soumis à référendum le 29 septembre. Notre collaborateur a relevé quelques images surprenantes et nombre de scènes pat

Publié le 19 septembre 2005 Lecture : 8 minutes.

« Le référendum du 29 septembre est aussi vital que le vote sur l’autodétermination du 1er juillet 1962 qui avait abouti à l’indépendance du pays. » Celui qui tient ces propos n’a pas la réputation de faire des discours lyriques. Ahmed Ouyahia, 55 ans, patron du Rassemblement national démocratique (RND, membre de l’Alliance présidentielle), Premier ministre de « Boutef » depuis août 2003, qualifie la prochaine consultation électorale de « deuxième naissance pour l’Algérie ».
Le président Abdelaziz Bouteflika avait fait de son projet de réconciliation nationale la pièce maîtresse du programme sur lequel il a été réélu, en avril 2004, avec près de 85 % des voix. Depuis, cette notion de réconciliation a provoqué spéculations et commentaires approximatifs. Les uns y voyaient une volonté de blanchir les membres des forces de l’ordre coupables, durant les années de braise (1991-1999), de « disparitions forcées », autrement dit d’exécutions extrajudiciaires. Selon d’autres, Bouteflika cherchait à réhabiliter les anciens dirigeants du Front islamique du salut (FIS, parti dissous en mars 1992 et jugé responsable de la dérive armée des islamistes).
La société algérienne s’était donc préparée à un débat sur une amnistie générale, et les interrogations portaient surtout sur « l’assiette » de cette amnistie : qui devait en bénéficier ? Quelle période serait prise en compte ? Toucherait-elle les harkis, les membres de l’OAS – cette milice coloniale qui a commis les pires exactions à la veille de l’indépendance – au nom de la prochaine signature d’un traité d’amitié entre l’Algérie et la France ?
Le 14 août 2005, Bouteflika convoque le corps électoral pour un référendum. La question posée est la suivante : « Êtes-vous d’accord sur le projet de Charte pour la paix et la réconciliation nationale qui vous est proposé ? » Le projet de Charte (voir encadré) contient, outre un préambule, un hommage aux « artisans de la sauvegarde de la République », des mesures destinées à consolider la paix et la réconciliation nationale, un volet consacré aux disparus et, enfin, des mesures destinées à renforcer la cohésion nationale.
Bref, tout le monde avait tout faux. Il ne s’agit nullement d’un projet d’amnistie générale, mais d’une démarche s’inscrivant dans la continuité de la Concorde civile, adoptée en septembre 1999 et entrée en vigueur le 13 janvier 2000. Pour rappel, la loi sur la Concorde civile a réussi à convaincre plus de 6 000 combattants de l’Armée islamique du salut (AIS, branche militaire du FIS) de déposer les armes ; elle a contribué à améliorer la sécurité et, par voie de conséquence, à assurer la relance de l’activité économique, notamment l’agriculture.
Les premières pluies de septembre n’avaient pas totalement chassé la léthargie estivale dans laquelle avaient sombré, canicule aidant, les Algériens (voir J.A.I. n° 2325). Seule intrusion dans le paysage habituel en pareille période : un fascicule de 32 feuillets, en arabe et en français. Le sceau de la République orne la première page. Des millions d’exemplaires ont été distribués en quelques jours. Selon des statistiques officielles, 26 % des Algériens sont analphabètes. Pour surmonter cet obstacle, l’Alliance présidentielle regroupant le RND, le FLN et les islamistes du Mouvement de la société pour la paix (MSP) a établi un vrai plan de bataille. Les leaders des trois formations sillonnent le pays du nord au sud, d’est en ouest. La palme revient, sans conteste, au chef de l’État lui-même. Ses meetings attirent le plus de monde. Telle une rock-star, Boutef fait son show dans des stades archi-combles. 45 000 personnes ont assisté à son discours à Sétif, plus de 50 000 à Oran. Cette mobilisation s’explique également par le fait que son agenda ne lui permet pas de visiter les 48 wilayas (départements). Il a donc opté pour des meetings régionaux.
Les premières images de la campagne sont parfois surprenantes. La totalité des partis représentés au Parlement soutient la démarche de Boutef. On assiste, par exemple, à un meeting de Louisa Hanoune, présidente du Parti des travailleurs (PT, trotskiste), à Jijel, l’une des villes qui a payé un lourd tribut à la violence islamiste. Dans la tribune où elle discourt trône un portrait géant de… Bouteflika. Pour qui connaît l’itinéraire de Louisa Hanoune, ancienne détenue politique, cela peut paraître cocasse. Cela ne gêne aucunement les trotskistes. Un inconditionnel de Louisa Hanoune explique l’attitude de l’opposante éternelle. « Notre parti a toujours eu une position constante quant à la nécessité d’une réconciliation. Rappelez-vous notre slogan lors de la présidentielle d’avril 2004 : « La paix immédiatement ». C’est exactement ce que préconise aujourd’hui Bouteflika. » Pour le meeting présidentiel à Oran, le PT a mobilisé ses troupes de l’ouest du pays, et de nombreux trotskistes de Mostaganem, d’Arzew ou de Tiaret sont allés applaudir le chef de l’État au stade Zabana à Oran.
Les islamistes du Mouvement de la réforme nationale (MRN-Islah) d’Abdallah Djaballah, qui s’opposent habituellement à tout ce qui vient du « pouvoir vomi », soutiennent également la Charte. Seules dissonances au sein de la classe politique, les positions du Rassemblement pour la culture et la démocratie (RCD de Saïd Sadi) et du Front des forces socialistes (FFS d’Hocine Aït Ahmed). Si l’opposition du premier n’est guère surprenante, celle du second est plus curieuse. Le parti d’Aït Ahmed s’était engagé, en 1995, dans une démarche réconciliatrice lors du contrat de Rome regroupant, outre le FFS, le FLN et le FIS. Le document de Rome avait été alors rejeté par les autorités algériennes. Ahmed Attaf, ex-chef de la diplomatie et porte-parole du gouvernement de l’époque, avait alors utilisé cette formule : « Nous rejetons le contrat de Rome globalement et dans le détail. » Dix ans plus tard, le FFS fait dans l’ironie et reprend la même formule pour appeler au boycottage en confirmant, toutefois, sa participation aux élections législatives partielles prévues en Kabylie dans quelques semaines.
Si le scrutin est promis à un oui massif – « Qui peut appeler à voter contre la paix ? » demande Abdelillah, un étudiant en médecine d’Oran -, la participation est au centre des interrogations des différents QG de campagne. « Boutef a besoin d’un nouveau plébiscite », soupire un militant du RCD à Tiaret, redoutant un bourrage des urnes. Hypothèse que balaie d’un geste du bras le député RND de la même ville : « Les dernières consultations sont au-dessus de tout soupçon. Pourquoi le gouvernement serait-il tenté de fausser un scrutin dont l’issue ne fait aucun doute ? »
L’appel au boycottage a peu de chance d’être suivi, y compris en Kabylie, région traditionnellement méfiante à l’égard des initiatives du pouvoir. En revanche, une participation massive n’est pas garantie. « Le débat à sens unique provoque une vraie overdose, relève Hanane, cadre dans une entreprise privée. Télévision et journaux nous bombardent quotidiennement avec la nécessité d’un retour à la paix pour que notre société prospère. Le risque de voir l’électeur se dire « à quoi bon se rendre aux urnes puisque le résultat ne fait pas l’ombre d’un doute » devrait être pris en considération. »
En milieu rural, l’ambiance n’est pas la même. Dans les villages isolés de la wilaya de Relizane, à 260 kilomètres à l’ouest d’Alger, la réconciliation a une tout autre importance. Entre Ramka et Had Chekala, au pied de l’Ouarsenis, des tribus entières ont été déchirées par la violence. À Matmata, une grand-mère incarne à elle seule la tragédie algérienne. Trois de ses petits-fils ont rejoint le maquis, deux autres se sont engagés dans l’armée. Aucun des cinq n’est revenu. Son gendre a été interpellé par des policiers. Lui non plus n’a plus donné signe de vie. Sa vieille mansarde, qu’elle avait désertée au milieu des années 1990, paraît bien plus grande qu’avant. Aujourd’hui, elle prêche la réconciliation : « Je pardonne pour que les survivants de ma progéniture ne revivent pas ce que j’ai vécu. »
Relizane est sans doute la région qui concentre le plus de disparus du fait d’un groupe de patriotes (des civils armés par le pouvoir) coupable de « dépassements » contre la population. Elle s’apprête à tourner la page, sans la déchirer pour autant. « Je prends au mot le président, affirme Lakhdar, père de trois enfants soupçonnés de soutien aux groupes terroristes qui ne sont jamais revenus de leur lieu de détention. Il a affirmé que les victimes de la tragédie nationale seront toutes réhabilitées et que leur dossier sera traité au cas par cas. Je voterai oui le 29 septembre, mais je resterai vigilant après afin que toutes les promesses lancées durant cette campagne soient tenues. »
Faire aujourd’hui campagne, c’est enfoncer des portes ouvertes tant la paix est souhaitée par tous. Cela n’empêche pas une mobilisation spectaculaire. Madani Mezrag, ancien émir de l’AIS reconverti dans les affaires, tient meeting d’est en ouest. Il proclame la nécessité de poursuivre ce qui a été entrepris depuis la dissolution de « son » armée. Il faut, dit-il, réhabiliter ceux qui ont déposé les armes, réintégrer ceux qui ont été licenciés et leur faire recouvrer pleinement leurs droits civiques.
Le gouvernement mobilise lui aussi ses troupes. Abdelmalek Sellal, que l’on annonce comme successeur possible de Larbi Belkheir en qualité de directeur de cabinet du président, se rend à Tunis. Son collègue Hamid Temmar tentera de séduire l’électorat algérien au Maroc. Abdelkader Messahel a délaissé le dossier de la réforme du Conseil de sécurité qu’il suit depuis des années pour faire campagne en France, en Belgique et aux Pays-Bas. Les islamistes ne sont pas en reste, la vedette revenant à Amar Ghoul (MSP), actuellement ministre des Travaux publics, l’homme donc qui supervise les immenses chantiers du plan de soutien à la croissance (55 milliards de dollars d’investissement d’ici à 2009). C’est à lui qu’a échu le rôle de répondre aux accusations proférées par les ONG internationales des droits de l’homme. Amar Ghoul a fustigé Amnesty International, par exemple, en l’accusant de chercher à « faire de l’Algérie un foyer de tensions permanent pour en tirer le plus de dividendes ». Amnesty et Human Rights Watch avaient accusé le président Bouteflika de vouloir blanchir l’armée et la police algériennes d’exécutions extrajudiciaires.
À ces accusations et aux arguments présentés par les opposants, le projet de Charte répond par anticipation : « Pour les citoyens et citoyennes, pour les familles algériennes, il est vital de transcender définitivement cette tragédie qui ne réside pas dans des débats théoriques, abstraits ou idéologiques, donnant lieu à des échanges de vues entre acteurs ou organisations agissant à l’intérieur ou hors du territoire national. […] Nul, en Algérie ou à l’étranger, n’est habilité à utiliser ou à instrumentaliser les blessures de la tragédie nationale. […] » C’est donc aux Algériens, et à eux seuls, de se déterminer pour sortir de la spirale de la violence. En somme, une paix à l’algérienne.

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