Kofi Annan
Il est la voix et le visage de l’institution depuis 1996 : le septième secrétaire général de l’ONU vit une fin de second mandat difficile, entre scandales et échecs. Peut-il encore effacer l’image de « bouc émissaire » qui lui colle à la peau pour rétabli
Au cours de ses longues rêveries de promeneur solitaire dans Central Park, ce grand marcheur devant l’Éternel avait sans nul doute imaginé une autre sortie de piste que celle-là. À quinze mois de la fin de son second mandat, le septième secrétaire général de l’ONU voulait faire de ce sommet du soixantième anniversaire celui de « la » réforme d’une organisation désormais efficace et respectée, enfin débarrassée de ses miasmes, de ses usines à papier, de ses moulins à paroles et de son surplus de fonctionnaires abstraits. Rien de tel, hélas ! ne s’est produit, et Kofi Annan, qui songe désormais à ce qu’il va faire de sa retraite – un avenir de gentleman farmer producteur de tomates chez lui, au Ghana, lui conviendrait à merveille, a-t-il récemment confié, à condition, bien sûr, que son épouse soit d’accord – ne se faisait d’ailleurs plus guère d’illusions à ce sujet depuis quelques mois.
Célébré lors de sa réélection en 2001 comme « la conscience du monde » et « la rock star de la diplomatie internationale », cet homme de 67 ans, qui tirera sa révérence le 31 décembre 2006, exprimait il y a peu avec une grande modestie la trace qu’il souhaitait laisser dans l’histoire de l’Organisation : « Je voudrais qu’il soit dit que, peut-être, l’ONU fonctionne un peu mieux maintenant que lorsque je suis arrivé à sa tête. » Un réalisme d’apparatchik qui le rapproche beaucoup plus, parmi ses prédécesseurs, d’un Perez de Cuellar, d’un U Thant ou d’un Kurt Waldheim que d’un Dag Hammarskjöld ou même d’un Boutros Boutros-Ghali. S’il a fait ce qu’il a pu, s’il a eu quelques bonnes idées et l’intuition de quelques réformes essentielles, Kofi Annan a surtout été la victime d’une malédiction qui poursuit tous les secrétaires généraux de l’ONU depuis sa fondation : celle du second mandat. Entre la nécessité de plaire à ceux qui n’ont pas voté pour lui, celle de renvoyer l’ascenseur aux parrains, celle de faire campagne pour sa réélection et l’obsession de se forger une image, que reste-t-il, pour agir, des dix années au « sommet du monde » ? Pas grand-chose.
« Le poste de secrétaire général est ce qu’on en fait, a l’habitude de dire Boutros-Ghali, c’est une question de caractère. » La remarque n’est pas très aimable pour son successeur, à qui l’Égyptien ne pardonne pas de l’avoir « trahi » – Annan lui aurait assuré jusqu’au bout qu’il ne serait jamais candidat contre lui -, mais elle est fondée. De culture anglo-saxonne, puisqu’il pense, parle (avec un délicieux accent caraïbe, dit-on), lit l’anglais et ne jure que par les médias américains, Kofi Annan ne s’est jamais remis d’avoir été imposé en 1996 par l’administration Clinton sur la base d’un consensus aussi tacite que contraignant : les États-Unis exigeaient que l’ONU, issue de leur leadership en 1945 et dont les principes s’inspirent de leurs valeurs, revienne dans leur giron.
Pendant son premier mandat, ce pur produit d’une organisation au sein de laquelle il travaille depuis 1962, gravissant un à un les échelons, est un modèle d’équilibre, de tact et d’humilité. On vante sa dignité et l’on encense ce que sa femme, Nane, appelle « son incroyable force intérieure ». Le paroxysme est atteint en 2001, année de sa réélection et du prix Nobel de la paix. L’ami de Jean-Paul II et de Colin Powell, le yogi dont les rares moments d’irritation ne se trahissent que par un battement de paupières et un furtif regard en coin, l’amoureux de Nane, de la nature et du trekking en montagne, est devenu un héros planétaire et positif. Peu importe que son bilan
n’ait rien de flamboyant ou que ses discours enfilent les poncifs comme d’autres les perles (« Les graines d’un vieillissement en bonne santé se sèment tôt », « Sans progrès, il n’y a pas de paix possible et, sans paix, il n’y a pas de progrès possible », « La paix est un rêve suspendu », etc.). Ce fils de chef fante, formaté par la novlangue onusienne, fascine et suscite un respect physique instinctif.
Être statufié de son vivant – au sens propre, puisqu’un Kofi Annan de cire a fait son entrée au musée Grévin de Paris et chez Madame Tussaud à Londres et que des hagiographies, voire des bandes dessinées pour enfants, lui sont consacrées – est une épreuve dont on ne sort jamais indemne. Surtout lorsque cette gloire repose sur un malentendu : Annan n’est pas un poids lourd intellectuel, encore moins un visionnaire – ses interviews et ses contributions écrites sont en général des chefs-d’oeuvre de langue de bois -, mais un fonctionnaire choisi par les Américains sur casting et qui, ainsi qu’il le confie ingénument, n’aurait jamais espéré arriver si haut.
Insensiblement, Kofi Annan, dont l’une des qualités est pourtant d’avoir les pieds sur terre, se grise de sa notoriété inespérée. Dès le début de 2002, il passe souvent, dans ses discours, du « secrétaire général pense que… » anonyme et collectif de tradition, au « je pense que… ». Il est de moins en moins la modestie incarnée et laisse son service de presse publier des communiqués à sa gloire dans un style qui fleure bon la Pravda d’autrefois. Dans l’ombre, son conseiller en communication, Fred Eckhard, veille au grain : les médias jugés dignes de recueillir la parole du secrétaire général sont sélectionnés avec soin, les thèmes – voire les questions – exigés à l’avance, les réponses (parfois écrites) soumises à relecture avant publication et les entretiens live réservés aux grandes chaînes américaines. Résultat : l’icône devient une abstraction, et le 38e étage de la Maison de verre, une sorte de sanctuaire.
Au début de son second mandat, Kofi Annan, manifestement, se croit affranchi. Le rappel sera dur. Il va le briser. Le fait de déclarer « illégale » l’invasion de l’Irak, à quelques semaines de l’élection présidentielle de novembre 2003 – pourquoi, tant qu’à prendre cette position courageuse, ne pas l’avoir formulée beaucoup plus tôt ? – aura ainsi des conséquences dramatiques que le secrétaire général n’avait ni prévues ni calculées. À l’instar de son lointain prédécesseur Trygve Lie, contraint de démissionner en 1952 sur injonction des Soviétiques pour avoir, lui, soutenu la guerre américaine en Corée, Annan fait alors l’objet d’une campagne acharnée et pernicieuse menée par les faucons de l’unilatéralisme et tous ceux qui, à Washington, rêvent de « punir » l’ONU. L’affaire Pétrole contre nourriture en fournit le prétexte. Atterrés, épouvantés de se voir lynchés chaque matin par le Wall Street Journal et chaque soir sur Fox News, terrifiés par les ingérences de la commission Volcker dont les enquêteurs perquisitionnent leurs bureaux et saisissent parfois leurs ordinateurs, les milliers de fonctionnaires onusiens se tournent tout naturellement vers leur chef. Mais le chef ne répond plus. Stricto sensu : il a des extinctions de voix – psychosomatiques – à répétition. Au sens large aussi. Kofi Annan est épuisé, absent, démoralisé. La mort de son ami Sergio Vieira de Mello dans l’explosion de l’immeuble de l’ONU à Bagdad, en juin 2003, l’avait déjà fragilisé – c’est lui qui l’avait envoyé en Irak, sur pression américaine. Les assauts des néoconservateurs contre le « UN Gang » (titre d’un pamphlet au vitriol écrit par un proche de John Bolton) lui portent le coup de grâce. À partir du début de 2004, le mot tabou de dépression est de plus en plus murmuré pour qualifier l’état physique et mental du secrétaire général. La carapace en Téflon dont il était revêtu depuis quarante ans semble se fissurer de toutes parts. Quant aux anciens de la maison, ils soulignent avec un humour crépusculaire que le siège de l’ONU est rattrapé par son péché originel. Celui d’avoir été érigé sur le site d’un ancien abattoir.
Le scandale Pétrole contre nourriture, pour lequel Kofi Annan finira par plaider en quelque sorte responsable mais pas coupable, frappe le secrétaire général au coeur. Non pas qu’il soit lui-même soupçonné de malversation – l’honnêteté est l’une de ses qualités majeures, et il s’est toujours contenté de ses 230 000 dollars de revenus annuels, de sa résidence de fonction de Sutton Place et de ses frais de représentation -, mais elle concerne directement son fils, Kojo, qu’il n’a su ni contrôler, ni empêcher de se servir de son nom. Aujourd’hui encore, même si le plus gros de la tempête est sans doute passé, les enquêtes continuent sur les activités de ce sémillant golden-boy dont les relations d’affaires avec une société suisse, un fils du cheikh Yamani, un neveu de Robert Mugabe et toute une collection de personnages interlopes ne cessent de faire les délices des lobbies antionusiens. À chaque semaine son lot de petites révélations venimeuses qui sont autant de piqûres de guêpes pour son père. Kojo aurait ainsi importé une grosse Mercedes au Ghana, en l’inscrivant au nom du secrétaire général afin d’éviter les taxes douanières. Kojo rendait régulièrement visite, au siège de l’ONU, à une amie de sa mère nigériane, qu’il appelle « Tatie » et qui occupe un poste sensible à la Direction des achats de l’Organisation. Des mauvaises langues assurent qu’il en profitait fréquemment pour pianoter sur les ordinateurs. Kojo fréquentait assidûment son oncle Kobina Annan, le propre frère de Kofi Annan, actuel ambassadeur du Ghana au Maroc – ce qui a priori n’a rien d’anormal, mais qui pourrait l’être quand on sait que le Maroc fut l’une des plaques tournantes du scandale Pétrole contre nourriture et que la commission Volcker s’intéresse au rôle présumé qu’aurait pu y jouer ledit ambassadeur…
Tout aussi ennuyeux, sans doute : les enquêtes en cours portent également sur des personnalités très proches de Kofi Annan, comme l’homme d’affaires ghanéen Michael Wilson, un ami de la famille, le Canadien Maurice Strong, proche collaborateur du secrétaire général jusqu’à il y a quelques mois, le Français Jean-Bernard Mérimée, ancien ambassadeur de France au Maroc puis à l’ONU et dont le secrétaire général fit ensuite son conseiller personnel pour les affaires européennes, le Russe Alexander Yakovlev, un membre du staff onusien très impliqué dans Pétrole contre nourriture, sans oublier, bien sûr, l’ex-patron de cette opération, le Chypriote Benon Sevan, désormais retiré sur son île natale.
Cela fait beaucoup pour un seul homme, surtout lorsque ce dernier est par tempérament plus enclin à concéder qu’à affronter. Des concessions, Kofi Annan en a fait beaucoup, jusqu’à l’humiliation. Il y a eu ce dîner de décembre 2004 au domicile de son ami l’ambassadeur Richard Holbrooke. Annan s’y rend seul dans la nuit new-yorkaise et se retrouve face à un tribunal composé de hauts fonctionnaires américains qui le tancent et le conseillent. Destinée à rester secrète, cette explication de gravure est rapidement rendue publique : volontairement, plusieurs convives ont organisé des fuites dans la presse. Il y a, ensuite, le parachutage contraint et forcé de l’ancien administrateur du Pnud et ex-journaliste de The Economist, Mark Malloch Brown, au poste de directeur de cabinet de Kofi Annan. C’est MMB qui désormais va procéder aux nominations et faire le vide autour du secrétaire général, jusqu’à véhiculer l’image terrible du marionnettiste – qui plus est britannique, l’ex-puissance coloniale – manipulant un pantin. Pour salutaire qu’elle soit à court terme, puisqu’il s’agit là d’un choix conforme aux voeux des Américains, cette nomination imposée a fait perdre à Kofi Annan un peu plus de sa crédibilité. Au Ghana même, où l’opposition l’accuse depuis longtemps de soutenir en sous-main le régime du président John Kufuor, les journaux contrôlés par le couple Jerry et Nana Rawlings se déchaînent contre lui. « Kofi Annan dirige l’ONU comme s’il s’agissait d’une vulgaire dictature africaine », écrivait ainsi, il y a un mois, l’organe du parti de l’ex-président Rawlings. « C’est dégoûtant et c’est une honte pour tous les Ghanéens. »
Excessif, donc insignifiant, doit penser à raison l’intéressé, qui ne devrait pas ignorer cependant à quel point il a déçu dans le Tiers Monde, même si une partie de l’opinion africaine continue de se montrer solidaire avec lui et d’assimiler le « Kofigate » à une machination raciste.
Fin de partie, donc, pour l’enfant de Kumasi, entré à l’ONU un jour de 1962 comme comptable au siège genevois de l’Organisation et qui s’apprête à la quitter par le haut, mais les illusions en berne. Que fera-t-il des quinze mois qui lui restent avant de céder, vraisemblablement, la place à un secrétaire général asiatique dont la tâche sera de transformer définitivement l’ONU en une « communauté des démocraties » made in Washington, chargée de propager le libéralisme et la bonne gouvernance ? Soutenu par son épouse suédoise, qui l’a toujours épaulé et ne s’est jamais mêlée de ses choix – même si elle n’aime guère, dit-on, certains de ses collaborateurs -, Kofi Annan consacrera sans doute le plus clair de son temps à chasser l’image de lui-même qu’il déteste le plus : celle du bouc émissaire de tous les péchés de l’ONU. Alors, contre toute évidence, Kofi Annan endosse à nouveau sa carapace usée et fait appel aux inépuisables ressources de la langue de baobab : « Je travaille bien avec le président Bush et avec Condi Rice, confiait-il à la veille du soixantième sommet. J’ai reçu l’assurance de leur part qu’ils prenaient ma réforme au sérieux. » Quand on sait ce que l’un et l’autre pensent en réalité de l’ONU, cela a quelque chose de pathétique.
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