Enfin, ils écrasent les prix

Les grands constructeurs s’intéressent désormais à un pan du marché qu’ils ont longtemps méprisé : les voitures à moins de 9 000 euros. Le mouvement est enclenché. Il ne s’arrêtera pas.

Publié le 19 septembre 2005 Lecture : 9 minutes.

Après les compagnies aériennes low cost, les supermarchés et les enseignes de vêtements hard discount, il était fatal que cette vague de fond finisse par atteindre la planète automobile. À dire vrai, l’élément le plus marquant de cette année 2005 n’est pas le lancement de cinq voitures à moins de 9 000 euros : Renault Dacia Logan, Peugeot 107, Citroën C1, Toyota Aygo, Volkswagen Fox. Des voitures à bas prix, il y en a toujours eu. Mais, à l’exception de la Fiat Panda, elles venaient d’Asie, voire d’Europe de l’Est dans un passé plus lointain. Et ne représentaient qu’une part marginale : moins de 3 % des ventes mondiales. La véritable révolution de l’année 2005, c’est que cinq constructeurs majeurs de l’industrie automobile sont entrés sur le marché des voitures à bas prix.
Longtemps, les grands constructeurs ont considéré les « voitures low cost » comme des sous-produits de l’espèce automobile. En témoigne le dédain manifesté par le directeur commercial de Renault lorsque la Daewoo Matiz avait été lancée en 1998 : « Il me tarde de connaître ses résultats aux crash-tests… » Sept ans plus tard, Renault est devenu le champion de la voiture à bas prix avec la Logan et a entraîné dans son sillage d’autres grands noms de l’automobile. L’initiateur de ce virement de bord s’appelle Louis Schweitzer, alors PDG de Renault. Il fut le premier à relever une anomalie : les constructeurs pleuraient les années bénies de leur folle croissance, mais continuaient de diffuser plus de 80 % de leurs chères automobiles dans des pays représentant 20 % de la population du globe. Louis Schweitzer s’est donc intéressé à un gisement inexploré : le reste du monde, tout simplement. Il n’est pas interdit de penser que cet homme, qui a compté parmi ses ancêtres un médecin à Lambaréné, au Gabon, ait été heureux de conjuguer les intérêts de l’entreprise qu’il dirigeait avec une certaine philanthropie. Car c’est lui qui a imposé à ses ingénieurs le concept d’une voiture à bas prix, destinée en priorité aux pays émergents.
Dans son idée, la Logan devait être également commercialisée en Europe de l’Ouest. Mais, dans un premier temps, l’état-major de Renault a tenu ce dernier objectif secret, pour des motifs qui en disent long sur la pesanteur des habitudes dans l’univers de l’automobile. Le message était d’abord dirigé vers les ingénieurs de Renault. Louis Schweitzer voulait qu’ils partent d’une feuille blanche pour concevoir une voiture résolument simple, dépourvue des équipements parfois superflus qui en alourdissent le prix. S’ils avaient su que la Logan serait diffusée en Europe, les ingénieurs de Renault lui auraient forcément adjoint une direction assistée, des airbags à tous les étages, des vitres électriques et autres équipements qu’ils considéraient comme indispensables. Mais la croyant destinée aux pays émergents, ils se sont affranchis de cette barrière mentale et sont revenus à la simplicité…
Le message était également adressé au public européen. Louis Schweitzer craignait qu’à ses yeux une voiture simple ne passe pour une sous-voiture. Alors Renault a préféré taire son intention de lancer la Logan en Europe. Le constructeur français s’est contenté de la présenter aux journalistes européens et de faire ainsi résonner les tambours des médias. La manoeuvre a réussi : aussitôt, les journalistes ont réclamé une Logan pour l’Europe. Et le public a embrayé. Dès lors, officiellement, ce n’est pas Renault qui a décidé de lancer la Logan en Europe. C’est le public qui l’a demandée, et Renault qui a accédé à ses voeux… Pourtant, dès le premier jour de sa genèse, l’état-major de Renault savait que la Logan serait vendue en Europe. Ne serait-ce que parce que la Pologne faisait partie des marchés visés. Ce pays étant membre de l’Union européenne, la Logan devait répondre aux normes en vigueur, tant en matière de sécurité que de pollution. Et pouvait dès lors être importée dans le reste de l’Europe à partir de la Pologne, en application de la règle de libre-échange qui prévaut entre les Vingt-Cinq. L’histoire de la Logan réservée aux pays émergents n’était donc qu’un artifice de marketing…
Avec la Logan, Renault est ainsi parti plus tôt que ses concurrents directs. En témoigne le rachat de Dacia, dès 1999. À l’époque, Dacia n’était rien : un constructeur roumain à l’outil industriel vétuste, captif d’une économie nationale en piteux état. Mais Renault avait besoin d’une marque pour porter le projet Dacia. Chaque grand constructeur possède en effet un territoire de légitimité qui n’est guère extensible. C’est tout le problème de Volkswagen (VW) avec la Fox, son modèle premier prix : comment attirer dans ses concessions un public tenté par une voiture à moins de 9 000 euros sans chasser du même coup les clients qui rêvent d’une Phaeton à 130 000 euros ? En rachetant Dacia, Renault s’est évité ce genre de grand écart. Dans l’esprit du public, la Logan bénéficie de l’expertise et du service après-vente de Renault. Mais elle porte le nom et le logo de Dacia, avec, sur la malle arrière, un discret Logan by Renault qui ne cache rien de sa provenance.
La Logan n’est pas qu’une voiture à bas prix, comme il en existait avant elle. Son intelligence est de répondre à l’attente des marchés qu’elle vise. À l’exception de l’antique Lada 112, toutes les voitures à moins de 9 000 euros sont étudiées pour se mouvoir dans des zones à forte densité urbaine : Chine, Inde, Japon, grandes villes européennes. Et sont donc taillées dans un mouchoir de poche : environ 3,50 m de la proue à la poupe. Elles ne peuvent accueillir une famille à leur bord, et encore moins ses bagages puisque leur volume de coffre excède rarement 150 dm3. La Logan évolue dans une autre galaxie : 4,25 m, coffre de 510 dm3. Dès lors, elle n’a pas de rivale, surtout à un prix évoluant entre 5 000 et 7 500 euros selon les pays, en fonction du degré d’équipement choisi pour sa version de base.
En revanche, Citroën C1, Peugeot 107, Toyota Aygo et VW Fox s’inscrivent dans un registre déjà connu : les citadines à petit prix. La Fox (8 990 euros) dépasse un peu du cadre, avec 3,83 m. Mais ses trois portes n’incitent pas à un usage familial. En fait, la Fox ne devait jamais quitter l’Amérique du Sud, où elle est produite. Mais l’avènement de voitures low cost chez ses concurrents a conduit VW à l’exporter depuis le Brésil pour occuper le terrain. En attendant la vraie VW à petit prix, que le constructeur allemand concocte avec l’indien Tata, et annoncée pour 2010 au prix de… 3 000 euros ! À la différence de VW avec la Fox, la démarche de Citroën, Peugeot et Toyota est mûrement pensée. Les trois marques ont uni leurs forces pour créer à la fois un modèle et une usine, afin d’abaisser le coût de revient de la Citroën C1, alias Peugeot 107, alias Toyota Aygo. Sauf d’infimes détails cosmétiques et le nom, ces trois modèles fabriqués en République tchèque sont identiques. Mais contrairement à la Logan, ils ne visent pas les pays émergents, ni même un destin mondial : avec 3,43 m, un miniprix (8 250 euros), un minicoffre (139 dm3), et un design moderne, elles se contentent d’améliorer l’offre dans la catégorie des citadines et de viser un public essentiellement féminin.
C1, 107 et Aygo atteindront leur point d’équilibre avec 300 000 ventes par an, toutes marques confondues. La Logan a mis la barre bien plus haut : 1 million de modèles diffusés chaque année d’ici à 2010. Aucune Renault n’a jamais atteint ce niveau de ventes, loin s’en faut. On mesure donc à ce chiffre l’ampleur du défi lancé par Renault, qui enthousiasmait Louis Schweitzer, mais semble moins convaincre son successeur, l’austère Carlos Ghosn. Pour tenir sa promesse d’offrir un véhicule familial à moins de 7 500 euros, il ne suffit pas de le construire en Roumanie, où Renault a entraîné avec lui tous les sous-traitants associés au projet Logan. Il ne suffit pas non plus de réduire l’équipement à sa plus simple expression : pas de direction assistée, de barre antiroulis ni d’airbag sur la version de base vendue 5 000 euros en Roumanie. Non plus que réutiliser des pièces puisées dans la banque d’organes de Renault : plate-forme de la Modus, pommeau de levier de vitesse de l’Espace, train avant et freins de la Clio II, aérateur de la Dacia Solenza. Ou d’opter pour une planche de bloc monobloc et une carrosserie dépourvue d’arêtes pour limiter les coûts d’emboutissage. Il faut aussi et surtout, pour diminuer le prix de revient unitaire, parvenir à des sommets de production à ce jour jamais atteints par une voiture européenne. Donc faire de la Logan une voiture mondiale, dix ans après le cruel échec de la Fiat Palio qui nourrissait la même ambition. Et ce sachant que la totalité des voitures à moins de 8 000 euros vendues en 2004 représente 1,7 million d’exemplaires. On mesure mieux l’ampleur du vertige qui a saisi Carlos Ghosn quand il a ouvert le dossier Logan…
Certes, la Logan est construite au plus près de ses marchés, afin de réduire les frais de transport : 200 000 exemplaires par an en Roumanie, 60 000 en Russie, 30 000 en Colombie. Puis 300 000 en Iran, 100 000 au Brésil et 50 000 en Inde à partir de 2007. D’autres unités de production sont à venir, sans doute en Chine et en Afrique du Sud. Dans ce contexte, si les 30 000 Logan assemblées au Maroc sur les chaînes de la Somaca sont vitales pour l’avenir de cette usine, elles pèsent peu dans les calculs de Renault. Mais la Logan risque fort de ne pas être accueillie à bras ouverts sur les deux marchés mondiaux promis à la plus forte croissance dans un bref avenir, la Chine et l’Inde. En Chine, la Cherry S16, de fabrication locale, convient aux aspirations des couples avec un enfant qui constituent le plus clair de la population : cette copie de la Daewoo Matiz coûte moins de 4 000 euros. En Inde, la Tata Indigo (4,15 m) vaut 6 300 euros. Les places sont donc prises. Et la Chine envisage désormais de lancer ses modèles à bas prix à la conquête du monde, comme la Cherry S16 l’a déjà fait en Algérie, sous le nom de Kiou Kiou.
L’avènement des voitures low cost est donc une tendance lourde de l’automobile. Trop longtemps, les constructeurs des pays développés ont cru au « toujours plus » : toujours plus d’équipements et toujours plus de puissance pour justifier des prix en hausse. L’heure est venue pour des voitures de conception plus simple, et à des prix qui répondent à une réelle demande de la clientèle, pas seulement dans les marchés émergents. Le mouvement est enclenché. Il ne s’arrêtera pas de sitôt, car ce type de véhicules est le seul à pouvoir permettre au marché mondial de reprendre sa progression, après la stagnation constatée dans des pays développés où les ménages sont déjà multimotorisés. Reste à savoir qui profitera de cette nouvelle manne : les grands constructeurs, parmi lesquels Renault fait figure de pionnier, ou des forces industrielles qui n’ont pas encore donné toute leur puissance, comme les constructeurs chinois ou indiens ?
Reste une question à laquelle personne ne sait aujourd’hui répondre. Le low cost a concerné jusqu’à présent des biens de consommation immédiate : transport aérien, vêtements, produits manufacturés. S’adapte-t-il à des biens semi-durables comme une automobile qui change plusieurs fois de mains lors d’une existence longue de vingt ans ? Car le véritable prix d’une voiture n’est pas son prix d’achat, mais la différence entre prix d’achat et prix de revente. Aucun véhicule neuf n’offre les mêmes services qu’une Logan à prix égal. En revanche, pour ce tarif, les voitures d’occasion récentes abondent. Quel véhicule conservera la meilleure valeur de revente au fil du temps : une Logan achetée neuve, ou une occasion acquise au même prix et bénéficiant d’une meilleure image de marque ? Répondre à cette question, c’est sans doute poser les limites du phénomène des « voitures low cost ».

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