Abdellah Ibrahim ou la mauvaise conscience du Maroc
L’ancien président du Conseil est décédé le 11 septembre à Casablanca.
Décédé le 11 septembre à 87 ans, Abdellah Ibrahim avait quitté la vie politique depuis longtemps, mais, visiblement, il n’était pas sorti de la mémoire des Marocains. À ses funérailles, tout le monde était là : le prince Moulay Rachid, les vétérans de la Résistance, les dirigeants des partis, les vedettes de la société civile
Au lendemain de l’indépendance (1956), Abdellah Ibrahim était parmi les jeunes dirigeants fringants, intelligents, compétents qui incarnaient le nouveau Maroc et qui avaient nom Mehdi Ben Barka, Abderrahim Bouabid, Abderrahmane Youssoufi… Il siège dans les deux premiers gouvernements (Information, puis Travail). Après la scission de l’Istiqlal, Mohammed V fait appel à lui en décembre 1958 pour diriger un gouvernement fortement marqué à gauche.
C’est à Marrakech que Moulay Abdellah fait ses premières armes. Il est né à proximité, à Tamesloht, dans une famille modeste et respectée. Son père, un chérif (descendant du Prophète), vivait du commerce des peaux. Il a fréquenté l’université Moulay-Youssef, qui accueillera les futurs chefs de la Résistance, Basri, Ben Saïd, Jebli, mais aussi le syndicaliste Noubir Amaoui ou le leader islamiste Abdessalam Yacine. En ce temps-là, Marrakech vivait sous la férule du fameux pacha le Glaoui. Le couvre-feu, instauré depuis l’avènement du protectorat (1912), y sera maintenu jusqu’à l’indépendance !
C’est alors que Moulay Abdellah donne la mesure de ses talents. Excellent organisateur, infatigable, sens du secret à toute épreuve, il irrigue la ville d’un réseau de cellules patriotiques, notamment parmi les artisans qui donnent du fil à retordre aux autorités coloniales. Son efficacité n’a d’égale que sa disponibilité. « Il s’occupait des problèmes des gens – administration, santé, école, justice… – et les aidait à les résoudre, se souvient Abdeslam Jebli. Il tenait vraiment Marrakech dans sa main : elle se soulevait ou se calmait à son signal. » Fait d’armes mémorable en 1937. Visite du résident général Noguès à Marrakech, celui-là même qui enverra les dirigeants nationalistes au bagne ou en exil. Le Glaoui se doit de faire les choses en grand et décrète la mobilisation de Marrakech et des tribus environnantes. Moulay Abdellah trouve la parade : un festival de la misère. Le jour J surgissent de partout gueux, mendiants et autres éclopés pour former une marée humaine qui envahit la fête. Le plus extraordinaire, c’est que le Glaoui, qui avait ses mouchards dans tous les milieux, a été totalement surpris.
Parallèlement à la formation dispensée par l’université Moulay-Youssef, qui en fera un ouléma, Abdellah Ibrahim se met discrètement (son père n’aurait pas compris) à l’apprentissage du français. En 1945, il part pour la France pour s’inscrire à la Sorbonne. La philosophie le passionne, mais aussi le droit et l’économie. Bientôt, cas rare, ce jeune Marrakchi réservé, studieux, sérieux en impose par son exceptionnelle aisance intellectuelle, acquise par la fréquentation des classiques musulmans, mais aussi de Hegel, Nietzsche ou Marx.
À la tête du gouvernement, avec Abderrahim Bouabid à l’Économie et aux Finances, il s’est attelé à consolider l’indépendance nationale et a lancé les grands chantiers économiques et sociaux. Sortie de la zone France, Opération labours préludant à la réforme agraire, création de la CNSS (Caisse nationale de sécurité sociale)… Avec Eisenhower, il obtient dans les meilleures conditions la fermeture des bases américaines. Il engage avec l’Espagne de Franco des négociations sur Sakiat al-Hamra et l’Oued Eddahab. Bousculée par l’Armée de libération du Sud, elle souhaitait passer la main. Mais c’est… le Palais, plus exactement le futur Hassan II, qui a tout bloqué : un tel succès allait consolider dangereusement la gauche. La gauche représentant le nouveau Maroc a le vent en poupe. Rassemblant la Résistance, les syndicats ouvriers et étudiants, elle est en phase avec le Tiers Monde en ébullition. Avec Mehdi Ben Barka, président de l’Assemblée consultative, ébauche de Parlement, il est fortement question de souveraineté populaire et de Constitution. Il faut mettre le holà. En mai 1960, le gouvernement Abdellah Ibrahim est renvoyé. C’est Mohammed V lui-même qui prend la direction du cabinet avec le prince héritier comme vice-président du Conseil. Ce qu’on a appelé le « coup d’État blanc » inaugure une longue période, faite de combats implacables, de négociations sans conclusions, mais aussi de collaboration obligée. La gauche ne reviendra au pouvoir qu’avec le gouvernement d’alternance confié par Hassan II à Abderrahmane Youssoufi en 1998.
Le bref passage au pouvoir de Abdellah Ibrahim a marqué les esprits par ses réformes, réalisées ou en projet, mais aussi par sa rigueur morale. Sur ce chapitre, le président du Conseil est intraitable et d’abord avec ses amis. On s’adresse à lui pour financer le quotidien du parti. « Pas question : trouvez l’argent auprès des adhérents ! » Serait-il plus accommodant au sujet de l’Armée de libération stationnée dans le Sud ? Les caisses noires sont faites pour cela. « Non. Je ne débloquerai le moindre sou qu’en accord avec le roi et dans la transparence la plus totale. »
Cette droiture force le respect de tous et lui gagne l’affection et la confiance de Mohammed V. Ce qui exacerbe la vigilance et l’activisme du prince héritier et précipite son éviction…
Comment juger l’expérience de Abdellah Ibrahim, qui n’a duré que dix-huit mois ? Un moment de grâce sans lendemain ? Un temps d’hésitation de l’Histoire pendant lequel les forces se mesurent et se jaugent avant l’inévitable combat ? Ou bien, au contraire, une occasion manquée qui aurait favorisé l’émergence d’un royaume moderne en faisant l’économie d’affrontements inutiles ?
Quoi qu’il en soit, Abdellah Ibrahim ne participera pas vraiment aux luttes qui vont faire rage. Il siège à la direction de l’UNFP (Union nationale des forces populaires) aux côtés de Bouabid, Ben Barka, Basri, Youssoufi, Ben Seddik… S’il réprouve l’absolutisme royal qui s’impose après la disparition de Mohammed V, il n’apprécie nullement chez ses amis ni les tentations putschistes ni les attitudes ambiguës. « Son intransigeance politique qui l’a mis en marge de la classe politique, écrit Mohamed Tozy, se conjugue avec une discrétion qui frise l’effacement. »
Cette retraite précoce est également studieuse. Il y a un autre Abdellah Ibrahim. À cet « ouléma défroqué » on doit le « discours le plus radical sur les rapports de l’islam et de la cité ». Il publie en arabe deux ouvrages qui font date : Résistance dans la tempête et L’Islam à l’horizon 2000. Sur l’histoire du Maroc, la nation, l’État, l’islam, il propose des analyses à la fois audacieuses et rigoureuses. Loin des modes, approximations, confusions qui, hélas ! sont de rigueur dès qu’il s’agit de ces questions essentielles, il a creusé un sillon qui, à en juger par les travaux universitaires, laissera des traces fécondes.
À la réflexion, le parcours de Abdellah Ibrahim a quelque chose de dérangeant pour les Marocains. Cet homme de courage et de principe avait l’étoffe d’un héros dans l’adversité, quand il fallait affronter la toute-puissance étrangère. Avec les siens, en des temps plus paisibles, après un interlude, il n’avait plus sa place. Il n’avait pas changé, mais il devait s’éloigner s’il voulait rester fidèle à lui-même. Dans ce petit monde politique qui participait à ses funérailles, on éprouvait bien naturellement les sentiments de compassion convenus. Mais il y avait assurément aussi comme un irrépressible accès de mauvaise conscience.
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