Presse sous pression

L’incarcération du patron du « Quotidien » a provoqué une fronde de la profession. Le pouvoir est accusé de chercher à instaurer la censure.

Publié le 19 juillet 2004 Lecture : 4 minutes.

Pour la première fois dans l’histoire du Sénégal indépendant, la quasi-totalité des journaux privés – une dizaine – a décidé de faire du lundi 12 juillet une « journée sans presse », privant les kiosques de la plupart des titres. Les journalistes entendaient ainsi protester contre l’incarcération, soixante-douze heures plus tôt, d’un de leurs confrères, le patron du Quotidien, Madiambal Diagne. Entendu le 9 juillet, ce dernier a été inculpé et mis en détention provisoire pour trois chefs d’accusation : « diffusion de correspondance et de rapports secrets ; diffusion de fausses nouvelles ; diffusion de nouvelles tendant à causer des troubles politiques graves ».
Traduction pour le justiciable lambda : le journaliste, qui n’a pas voulu dévoiler ses sources, est poursuivi et incarcéré, entre autres, pour vol et recel de documents. Non pour l’inexactitude des informations qu’il a rendues publiques dans deux de ses articles. Le premier s’étonnait de la promotion de juges « dociles » et stigmatisait les « velléités de plus en plus affirmées de placer à des postes stratégiques des magistrats sous les ordres ». Le second mettait à nu, avec force détails, une affaire de corruption à la direction des Douanes. Dans l’un et l’autre cas, le pouvoir n’était pas épargné, et sa réaction est perçue par la presse comme une tentative d’intimidation. Sauf que cette fois, elle va beaucoup plus loin que les convocations à la Direction des investigations criminelles (DIC), souvent longues, parfois pénibles. Car quelque traumatisantes que furent ces interpellations, jamais elles n’ont été suivies d’inculpation et d’incarcération immédiate. Il s’agit d’une nouvelle étape dans la crise de confiance entre les journaux indépendants et le pouvoir, après les affaires Mam Less Camara, aujourd’hui à FM-Environnement, et Alioune Fall du Matin, qui ont également eu droit à l’hospitalité de la DIC.
L’éditorial commun, publié le 11 juillet par les quotidiens privés en même temps que les deux articles incriminés de Madiambal Diagne, ne dit rien d’autre. Intitulé « Tous contre le monstre » – la censure, pour ne pas la nommer, de crainte de la faire exister pour de bon -, il traduit une inquiétude, une menace réelle et l’envie de lutter. Le texte en appelle d’ailleurs au combat, celui de « tous les citoyens qui ne voudraient pas voir leur pays se transformer en un îlot replié sur lui-même où seule compte la voix du Maître […] parce que nous sommes tous unis face au monstre dont l’alternance a accouché… » L’adversaire est clairement désigné : Me Abdoulaye Wade, chef de l’État, accusé de n’aimer rien tant qu’être présent dans tous les débats où il aurait le monopole de la parole et l’assurance du dernier mot. C’est que rien, à en croire certains de ses compatriotes journalistes, n’est plus difficile à Wade que d’admettre la critique – moins par calcul que par tempérament. Nombre d’entre eux l’ont vérifié à leurs dépens dans des conférences de presse ou au cours d’interviews. Hier comme aujourd’hui. Car, le temps d’une génération, Wade a été de tous les combats, de tous les débats avec l’enthousiasme et l’émerveillement de l’enfant qui ne s’attache jamais à son dernier jouet.
Ainsi est Wade, vibrant pour une chose et son contraire, de manière toujours spontanée, au gré de ses intuitions pas nécessairement justes, mais toujours fraîches. Le contraire d’un cynique ou d’un faiseur, même s’il en fait beaucoup. Ou en promet autant. Les journalistes l’aimaient pour cela, pour ses « cadres bleus » aussi, ces hauts fonctionnaires de l’administration membres ou sympathisants de son Parti démocratique sénégalais (PDS), qui étaient d’inestimables sources d’informations pour eux. Rien de tel aujourd’hui. La méfiance s’est installée, sous la forme de cette interrogation d’un journaliste de la place : « Comment affirmer des faits sans preuves, comment disposer de celles-ci si la menace de vol ou recel de documents plane toujours ? Hier, dans le souci de vendre du papier, on prenait le risque de diffamer. À présent que la préoccupation de concilier le droit à l’information et l’exigence de la vérité s’installe de plus en plus dans les moeurs, on n’est pas à l’abri de poursuites. »
Le malentendu est là. Et la presse, dont Wade n’a cessé de saluer le rôle dans l’avènement de l’alternance et qui espérait être payée de retour, s’est retrouvée dans le camp des déçus. Avec le sentiment que rien ou presque n’a changé sous Wade, qui semblait pourtant plus proche des journalistes, plus sensible à leurs difficultés. L’affaire Madiambal Diagne, quelle qu’en soit l’issue, nourrit ce constat et le renforce : le nouveau cadre institutionnel, matériel et financier attendu se fait toujours désirer. Pas un seul texte n’a été adopté depuis que le sopi (« changement », en wolof) s’est installé dans le pays.
L’enveloppe d’environ 150 millions de F CFA allouée sous le régime du président Abdou Diouf a certes été doublée, pour atteindre aujourd’hui quelque 300 millions de F CFA. Mais, dans le même temps, le nombre d’organes qui en bénéficient a été multiplié par deux. Tout comme – pratiquement – le nombre de radios. Contrairement à d’autres pays de la sous-région (Bénin, Burkina, Mali, Niger, Togo…), l’État garde son monopole sur la télévision. Le Haut Conseil de l’audiovisuel a le mérite d’exister, mais son efficacité se limite – pour le moment – à prodiguer observations et avis. Pas davantage. Ainsi de son dernier rapport, qui s’inquiète du déséquilibre de l’information entre le pouvoir et l’opposition dans les médias publics.
L’Association des éditeurs a été reçue à deux reprises par le chef de l’État, notamment pour essayer de trouver une solution au problème du papier journal et obtenir la relance de la centrale d’achat tombée en faillite. Elle s’impatiente. Dans son ensemble, la presse, qui s’était entendu promettre qu’elle aurait « les moyens de vivre », ne désespère pas de les avoir un jour. Mais sans doute Wade attend-il qu’elle l’accompagne dans son action alors qu’elle ne rêve dans l’immédiat que de s’émanciper davantage. Matériellement et professionnellement.

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