Le ministre, l’Afrique et les « petits juges »

Ministre français délégué à la Coopération, au Développement et à la Francophonie, Xavier Darcos fait pour J.A.I. son premier tour d’horizon politique : Côte d’Ivoire, RD Congo, Rwanda, Tchad, Togo et « affaires africaines ».

Publié le 19 juillet 2004 Lecture : 11 minutes.

L’unique chose que regrette Xavier Darcos, depuis sa nomination à la tête de la « Coopé » le 31 mars, c’est de ne plus voir Gabriel, son fils de 5 ans, qu’entre deux avions. Pour le reste, tout baigne. Cet agrégé de lettres classiques de 56 ans, fidèle et proche de Jacques Chirac et d’Alain Juppé, a pris possession avec gourmandise de l’hôtel particulier de la Rue Monsieur sous le regard de ses prédécesseurs, dont les portraits ornent désormais le couloir qui mène au bureau du ministre. Certains d’entre eux avaient jugé utile de signaler leur entrée en ces lieux en changeant le décor, rideaux et meubles compris, lui non. Conscient du côté éphémère de la fonction – au mieux, trois ans, jusqu’à la présidentielle de 2007 -, Xavier Darcos a surtout choisi de marquer son empreinte d’une autre manière : il entend s’exprimer sur tout ce qui le concerne, même si en quatre mois il a appris à être prudent. Ancien ministre délégué à l’Enseignement scolaire, dans l’ombre pesante d’un Luc Ferry avec qui il entretenait des relations conflictuelles, ce latiniste distingué, auteur d’une Histoire de la littérature française, est aujourd’hui beaucoup plus à l’aise aux côtés d’un ministre de tutelle – Michel Barnier – dont l’Afrique n’est pas exactement la tasse de thé. « Je passe le bac chaque jour », dit-il modestement à propos d’un continent qu’il ne connaissait pas (président du Groupe d’amitié France-Mauritanie au Sénat, il n’a jamais mis les pieds à Nouakchott !). Ce à quoi ses proches ajoutent : « Oui, mais il apprend très vite. » Lui qui écrivit, il y a quelques années, un petit ouvrage intitulé L’Art d’apprendre à ignorer a décidé de tout connaître de l’Afrique. Bon courage…

Jeune Afrique/l’intelligent : Lors d’une visite au Ghana, il y a deux mois, vous avez déclaré que vous trouviez « irritante et inacceptable » la façon dont les Français étaient
traités en Côte d’Ivoire. Que vouliez-vous dire par là ?
Xavier Darcos : Je voulais rappeler, en préalable à toute analyse sur la Côte d’Ivoire, qu’il n’est pas tolérable que nos ressortissants soient maltraités. Je voulais envoyer un signal fort à quelques jours du déplacement du ministre Renaud Muselier à Abidjan.
J.A.I. : Qui maltraite qui ?
X.D. : Ce sont ces groupes plus ou moins armés qui circulent dans les rues arborant des tee-shirts anti-Français. On peut penser qu’ils sont sans le savoir instrumentalisés par ceux qui ont intérêt à ce qu’une certaine agitation se maintienne afin que le pouvoir
central soit présenté comme une garantie de l’utilité publique. Ils dépendent peut-être aussi des forces qui sont insoumises. Il est d’ailleurs difficile de faire la part des choses entre ces deux courants. Pour autant, on ne peut accepter que les Français soient menacés dans un pays ami.
J.A.I. : Vous vous êtes également prononcé contre l’adoption par référendum des réformes institutionnelles prévues par les accords de Marcoussis
X.D. : J’ai dit qu’il fallait à la fois une démarche parlementaire, éventuellement une démarche référendaire s’il y avait un sujet qui touche à la Constitution ivoirienne, et un examen complet des procédures par lesquelles la République ivoirienne organise sa vie politique régulière.
J.A.I. : Que pensez-vous des meetings organisés par les chefs des « patriotes », proches du pouvoir, au cours desquels sont tenus des propos très critiques à l’égard de la France ?
X.D. : Tout cela n’est pas acceptable pour les Français et pour l’issue de la crise. Le président Gbagbo a demandé, il y a quelques jours, que ces menaces prennent fin et que le
sentiment anti-Français cesse. L’heure est à l’apaisement. Les accords de Marcoussis sont toujours reconnus. Les Nations unies et l’Union africaine sont très présentes et pressantes dans le règlement de la crise ivoirienne. La réunion d’Accra, fixée au 29 juillet et qui vient d’être décidée au sommet d’Addis-Abeba, s’inscrit parfaitement dans cette dynamique.
J.A.I. : Partagez-vous la thèse, que l’on entend assez souvent, du double langage ?
X.D. : Je le répète, ce serait plus simple que les acteurs ivoiriens s’en tiennent à ce qu’ils ont signé à Marcoussis. J.A.I. : On est encore au « tout-Marcoussis rien que Marcoussis ».
X.D. : Ces accords sont le fruit d’une démarche très longue qui fait l’objet d’un consensus et qui décrit un processus politique extrêmement cohérent. Il faut s’en tenir à cela.
J.A.I. : Êtes-vous optimiste sur la tenue d’une élection présidentielle en Côte d’Ivoire en octobre 2005 ?
X.D. : Je suis optimiste par nature et par nécessité. Le processus de revue spontanée de la bonne gouvernance organisé par les chefs d’État africains et la pression continuelle de la communauté internationale sur les autorités ivoiriennes commencent à faire leur effet. Et puis, disons que le président Gbagbo est déjà arrivé, dans une certaine mesure, à ses fins. Si son but était de se placer dans une situation favorable pour l’élection
présidentielle, d’une part par sa présence au centre de l’échiquier et d’autre part par la grande difficulté qu’éprouvent les autres candidats à être réellement dangereux pour lui, eh bien, il n’a pas échoué.
J.A.I. : Les hommes d’affaires français vous reprochent de ne pas assez faire pression sur les autorités ivoiriennes et menacent d’aller s’installer sous des cieux plus cléments
X.D. : D’une manière globale, nous conseillons à nos partenaires africains de faciliter les investissements étrangers. On voit bien que dès qu’un pays retrouve une stabilité politique et des règlements clairs, les projets se multiplient, les opérateurs économiques
reviennent et la croissance aussi. La seule chose que l’on puisse dire à la Côte d’Ivoire est : si vous voulez que l’activité économique perdure, ne découragez pas les investisseurs. Nous essayons d’inciter les sociétés françaises à la patience, mais il est sûr que certaines ont envie de partir s’installer dans d’autres pays de la sous-région, plus sûrs et dans lesquels on peut faire d’excellentes affaires, notamment au Ghana.
J.A.I. : En République démocratique du Congo, la France a choisi son camp : celui du président Kabila. Pourquoi donc ?
X.D. : Nous considérons que le président Kabila a tenu ses engagements envers la communauté internationale, qu’il offre une stabilité politique à son pays, qu’il est soutenu par son opinion, que ses efforts de communication envers les investisseurs ont
été plutôt couronnés de succès Donc nous ne voyons pas pourquoi nous ne le soutiendrions pas. C’est d’autant plus nécessaire que les risques de déstabilisation du pays sont importants.
J.A.I. : Il y a eu à nouveau un début de guerre civile dans l’est de la RDC. Le gouvernement de Kinshasa a mis en cause le Rwanda. Pensez-vous que Kigali cherche à déstabiliser son voisin ?
X.D. : Il semble effectivement que des éléments rwandais soient impliqués dans les événements du Kivu. L’intercession du président nigérian Obasanjo l’atteste, qui a mis côte à côte les présidents Kagamé et Kabila. Cela veut bien dire que la situation est liée à un enjeu territorial et à un rapport de force entre les deux pays. La France ne veut pas s’immiscer dans les affaires du Rwanda, mais elle considère aussi que la communauté internationale a été très patiente sur le sujet.
J.A.I. : Paris a d’ailleurs été très réservé, voire hostile, lorsqu’il a fallu revoir les différents dispositifs par lesquels le Rwanda est aidé par la communauté internationale
X.D. : On est dans une optique simple : obtenir du Rwanda une attitude prudente et sage à l’est du Congo, au Kivu. Nous ne voulons pas mettre de l’huile sur le feu, isoler ou montrer du doigt Kigali. D’autant que ce pays, qui a traversé un drame épouvantable, est perçu comme un pays martyr par beaucoup d’autres États africains. Et que toute déclaration intempestive peut se retourner contre nous. Le ministre des Affaires étrangères Michel Barnier souhaite reprendre des contacts avec le Rwanda.
J.A.I. : À l’inverse, les rapports entre Paris et le gouvernement du Soudan sont plutôt bons, au point que Jacques Chirac envisage de se rendre à Khartoum l’année prochaine.
N’êtes-vous pas en porte-àfaux par rapport aux États-Unis ?
X.D. : Nous visons les mêmes objectifs que les Américains, mais peut-être avec des moyens différents sur certains points. Comme eux, nous cherchons à améliorer la situation
humanitaire dans la région. Nous voulons aussi éviter la déstabilisation politique et militaire de toute cette zone. Par conséquent, nous nous devons d’avoir de bonnes relations avec Khartoum. Enfin, les États-Unis soupçonnent une partie des pays de la zone sahélo-saharienne d’être un lieu de trafic de drogue, d’armes, mais surtout de repli pour
la mouvance islamiste. Ils souhaitent y être présents militairement. C’est leur politique de vigilance par rapport à l’ « axe du Mal ». Notre vision est un peu différente. Nous n’avons pas le même type de relations avec les pays arabes et musulmans.
J.A.I. : Une demi-douzaine de chefs d’État africains, ou leurs proches, sont dans le collimateur de la justice française. Ils ne comprennent pas toujours, c’est un euphémisme, que vous n’ayez pas plus de moyens de pression sur les « petits juges ».
Comment gérez-vous ces tensions ?
X.D. : Je suis dans la tradition française de la séparation des pouvoirs. La justice a sa propre démarche, ses enquêtes, même si elles mettent en cause des chefs d’État. Notre
influence sur les juges français est constitutionnellement très faible, voire nulle. Comme vous le savez, les actions en justice concernent aussi parfois des hommes politiques
français de premier plan.
J.A.I. : Et quand on fait libérer le chef de la police congolaise à 2 heures du matin, après intervention du ministre de l’Intérieur Dominique de Villepin
X.D. : Il faut voir quel est le statut de cette personne. Si c’est un diplomate, nous devons respecter son statut diplomatique. Je ne dis pas que cela est idéal, mais là aussi il faut accepter des lois qui sont inscrites dans notre droit international.
J.A.I. : À propos de l’« Angolagate », la justice française souhaiterait disposer de
Pierre Falcone
X.D. : La justice française voudrait interroger cette personne qui dispose d’un statut d’immunité, limité d’ailleurs.
J.A.I. : En France, il y a un pôle composé des ONG, de la justice et des médias qui fait peur au pouvoir exécutif
X.D. : Ai-je l’air d’avoir peur ?
J.A.I. : Vous êtes, en tout cas, prudentissime sur ces questions
X.D. : Elles mettent en jeu la justice, ses enquêtes, des personnalités très importantes
qui ont un statut international. Par conséquent, je suis très réservé par nature et par devoir.
J.A.I. : Lors de votre passage à N’Djamena, au Tchad, fin mai, vous avez eu des déclarations très directes. Je vous cite : « La France soutient le président Déby qui a été élu démocratiquement par deux fois, elle salue le fait que l’Assemblée nationale, dans sa majorité, approuve le gouvernement sur la révision de la Constitution »
X.D. : Le préambule de ma phrase a été de dire : je ne me mêle pas des affaires intérieures du Tchad et je n’ai pas d’opinion sur le fait de changer ou pas la Constitution, si cela est bien ou non. Je constate simplement que tout s’est passé dans la stricte conformité constitutionnelle du Tchad, que la révision de la Constitution a été présentée à l’Assemblée nationale et qu’elle a été adoptée avec une majorité large, dépassant le camp du président Déby.
J.A.I. : Vous soutenez que le président Déby a été élu démocratiquement et par deux fois. Ce qui n’est évidemment pas l’avis de l’opposition tchadienne.
X.D. : Les élections se sont passées dans des conditions régulières. Il y a eu des observateurs. On ne peut donc pas dire que le président Déby n’a pas été élu.
J.A.I. : Démocratiquement ?
X.D. : Quand les gens votent, c’est qu’il y a élection.
J.A.I. : Au Togo, la France a beaucoup uvré pour la levée des sanctions européennes. Êtes-vous optimiste quant à l’avenir de ce pays ?
X.D. : Nous avons le sentiment que le Togo est engagé sur une voie d’apaisement et que, par conséquent, il faut renforcer ses chances de retrouver son équilibre.
J.A.I. : Sans conditionnalités ?
X.D. : Le Togo est un pays qui se stabilise, qui sort de sa crise, qui est bien encadré sur le plan international et qui cherche à retrouver une respiration. Les sanctions européennes devraient donc être levées.
J.A.I. : Autre débat : la Centrafrique. Alpha Oumar Konaré n’a pas souhaité que le président François Bozizé se rende au sommet de l’Union africaine à Addis-Abeba. Approuvez-vous cette position ?
X.D. : La France a toujours soutenu la position de principe de l’Union africaine selon laquelle ceux qui sont arrivés au pouvoir par d’autres voies que des élections coup d’État, violence ne font pas automatiquement partie de la communauté politique africaine.
J.A.I. : Vous ne tarissez pas d’éloges sur le Ghana du président Kufuor. Est-ce un modèle ?
X.D. : Nombre d’entreprises françaises s’intéressent à ce pays. Il y a une grande stabilité politique, un fonctionnement démocratique réel, un président simple et direct qui fait à tous une excellente impression, une activité économique assez vive. On trouve là un laboratoire de ce qu’on voudrait voir partout : stabilité des institutions, volonté de moderniser l’ensemble de l’appareil juridique, douanier, fiscal, cadastral, et de
régler le problème de la possession de la terre. Un pays qui veut s’organiser de manière efficace et moderne, dans une assez grande transparence.
J.A.I. : Avez-vous eu le temps ou la volonté de recevoir dans votre ministère « l’autre côté du miroir » : les opposants, les ONG humanitaires et des droits de l’homme ?
X.D. : J’ai reçu des ONG et des confédérations d’ONG. Nous avons discuté et j’ai réglé certains problèmes budgétaires. Je n’ai pas encore eu de relations spéciales avec les organisations de défense des droits de l’homme. Si elles le désirent, je les verrai.
J.A.I. : Et les opposants africains ?
X.D. : Les responsables politiques représentatifs qui veulent me voir, je les recevrai. Ce n’est pas pour cela que je serai d’accord avec eux.
J.A.I. : De nombreuses voix dénoncent le décalage entre le discours officiel de la France en matière d’aide publique au développement et les faits. Que répondez-vous ?
X.D. : Je connais cette critique : annuler une dette n’est pas donner des crédits. Ce discours est un peu rapide. Dans un cas comme dans l’autre, c’est le contribuable français
qui paye. Nous faisons un effort important en supprimant les dettes des pays pauvres et cela doit être considéré comme de l’aide au développement. Aujourd’hui, la France consacre 0,41 % de son PIB à l’aide au développement au lieu de 0,31 % en 2001. Elle a décidé d’atteindre 0,7 % en 2012. Ce grand objectif est inscrit dans les programmations budgétaires. C’est la volonté du président de la République.

la suite après cette publicité

La Matinale.

Chaque matin, recevez les 10 informations clés de l’actualité africaine.

Image

Contenus partenaires