Génération sacrifiée

La population compte plus de 20 millions de jeunes. Les uns nourrissent de véritables espoirs de réussite sociale, les autres rêvent de quitter le pays.

Publié le 19 juillet 2004 Lecture : 6 minutes.

« Jeune homme âgé de 30 ans, niveau secondaire, cherche veuve ou célibataire, de 18 à 30 ans, possédant logement, pour rencontre. Pas sérieux s’abstenir. Envoyer tél. et photo. » Des annonces comme celles-ci, le quotidien L’Authentique en publie une vingtaine par semaine. Peu importe le charme ou le niveau d’éducation, les aspirants, en quête d’âme soeur, font preuve d’un prosaïsme sans pudeur. Qu’une femme soit « veuve, divorcée ou célibataire, même stérile », ils s’en moquent… mais cherchent avant tout qu’elle réside « en France », « au Canada » ou plus globalement « à l’étranger ». Et sont mêmes candidats au mariage dans les délais les plus brefs.
À travers ces annonces parfois drôles, mais toujours sérieuses transparaissent les attentes de bien des jeunes d’Algérie : un logement et une bonne situation, quitte à laisser derrière soi famille et patrie, pourvu qu’on sorte de cette « mal-vie », expression couramment utilisée pour exprimer son mal-être.
« Y a pas de logement, y a pas de travail, y a pas de possibilité de construire un ménage, égrène Mustapha. On a un niveau économique faible, le système est toujours le même. Tout va de mal en pis. » Voilà des mois que ce jeune homme de 35 ans travaille dans un magasin d’alimentation générale, « celui du cousin », qui lui offre de quoi gagner au noir quelques milliers de dinars. Mais ses prétentions salariales, Mustapha en a fait le deuil depuis longtemps, lorsque, sorti de son école d’ingénieurs en électronique, le marché du travail ne lui laissait aucune perspective.
après la guerre d’indépendance, Mustapha appartient à cette « génération du baby-boom » si différente de celle de ses parents. Faiblement scolarisés, voire illettrés, ces derniers exerçaient des métiers manuels de base quand a éclaté la guerre de libération nationale. Huit ans plus tard, l’explosion démographique de l’Algérie allait bouleverser les tableaux statistiques. De 12 millions en 1966, la population a quasiment doublé vingt ans plus tard, pour atteindre quelque 22 millions d’Algériens, dont 75 % ont moins de 30 ans. Ces jeunes bénéficient alors de la scolarisation des années Boumedienne. Lettrés, éduqués, diplômés, ils sortent massivement de l’université avec des envies très différentes de celles de leurs parents. « Ils aspirent à l’acquisition de biens matériels, mais aussi culturels, que le système est incapable de leur offrir, observe Daho Djerbal, historien et directeur de la revue d’études et de critiques sociales Naqd.
Depuis le milieu des années 1980, la forte croissance démographique amène chaque jour de nouveaux chômeurs. Bloquée par l’absence de débouchés, l’économie trouve un exutoire dans le marché parallèle. Pour importer des marchandises absentes dans le pays, des milliers de jeunes se lancent dans le « trabendo », un terme typiquement algérien pour désigner le marché noir et la contrebande. Les frontières voisines deviennent un passage obligé à ce « commerce du cabas ». En répondant à une demande bien réelle, les « trabendistes » fondent les bases d’une nouvelle économie marchande avec, au sommet, de gros importateurs qui établissent de nouveaux monopoles avec la bienveillance, voire la complicité, de certaines sphères du pouvoir reconverties en spéculateurs marchands.
Toute une population baigne ainsi dans cet environnement informel. Mais la frustration qui découle de ce chômage déguisé nourrit une certaine révolte. Latente, elle n’attend que des déclencheurs pour prendre toute son ampleur. « Trois courants se sont exprimés dans une même contestation du système, note Daho Djerbal. Tout ce qui symbolisait l’État et ses représentations politiques était pris pour cible. Il y a eu des revendications culturelles lors du Printemps berbère de 1981, des appels à la démocratie avec les émeutes d’octobre 1988, et des discours réformistes qui trouvaient leur écho dans les organisations islamistes. » Pendant cette période trouble, Rabia n’avait pas 20 ans. Les violences qui ont suivi l’arrêt du processus électoral de 1991 lui ont volé ses plus belles années. « J’ai perdu dix ans de ma vie, réalise amèrement la jeune femme. On a vécu l’horreur. Celui qui sortait le matin n’était pas sûr de rentrer le soir. Aujourd’hui, la situation est bien meilleure, mais il n’y a pas d’avenir en Algérie. » « C’est comme un pénitencier sans portes », renchérit Samir, gérant d’un cybercafé depuis deux semaines. Ce jeune homme de 33 ans parle des problèmes matériels, de l’inactivité et de la crise du logement. Mais ce n’est pas tout, et peut-être pas le plus important. « Les nouvelles générations n’ont pas d’horizon. Regardez le quartier. Qu’est-ce qu’il y a pour eux ? Deux bars, et la rue. Grâce à mon cybercafé, ils peuvent toujours se changer les idées. Même s’ils n’ont pas d’argent, on ne va pas les jeter dehors. Je préfère qu’ils viennent ici plutôt qu’ils restent à ne rien faire. Comme ça au moins, ils peuvent surfer sur Internet pour dialoguer, rencontrer des gens, s’ouvrir l’esprit ou s’évader. »
Nombreux sont ceux qui parlent d’un temps révolu où les Algériens n’avaient qu’à se présenter aux aéroports pour prendre n’importe quel vol vers l’Europe. Le terrorisme leur a certes fermé bien des frontières, même voisines, mais veulent-ils vraiment partir tous ceux qui scandaient « Visas ! Visas ! » lors de la visite officielle du président Chirac en mars 2003…
« C’est bien beau de partir, mais pour quoi faire ? Pour être clandestin ou chômeur, ce n’est pas la peine », s’interroge Bilal, plombier de formation mais qui a peu pratiqué ce métier. Il a passé plusieurs mois en France avant de revenir. « Mon entourage m’a dit que j’étais fou de ne pas être resté clandestinement. Mais je préfère un quotidien qui n’est pas facile ici à la misère là-bas », ajoute-t-il, en affirmant ne pas se retrouver dans cette jeunesse algérienne. Pour exercer un emploi de guide touristique à la citadelle d’Alger, lui, l’adepte de culture reggae, détestant le raï, a été contraint de raser ses dreadlocks. Pourtant, Bilal continue de rêver à un avenir meilleur, entre deux parties de jeux vidéo avec Salim, son « pote », ancien étudiant aux Beaux-Arts d’Alger à la vocation avortée. Comme beaucoup, Salim s’est mis à travailler, « à droite, à gauche », toujours dans des métiers qui n’avaient rien à voir avec sa formation. Lassé par des tâches souvent ingrates, il fait désormais partie de cette masse de chômeurs, dont 60 % ont moins de 30 ans, estimait l’Agence nationale de l’emploi (Anem) en 2002. « Tu ne peux occuper une profession intéressante que si quelqu’un te pistonne, relève Salim. Comme je n’ai pas cette chance, je ne fais plus rien en attendant la réponse à ma demande de visa pour la France. Ce n’est pas que je désespère ici, mais je veux partir à l’étranger, vivre un peu, réaliser des rêves. »
Seul un changement radical des mentalités pourrait le faire changer d’avis. En fait, l’accès aux chaînes de télévisions et aux programmes des pays du Nord ont nettement modifié les attentes et les représentations des jeunes.
Si certains captent les discours fondamentalistes en provenance du Moyen-Orient, d’autres se sont résolument tournés vers l’Occident en général, et la France en particulier, absorbant modes de vie, vêtements et discours devenus référents culturels. Des émissions comme la Star Academy ou même Qui veut gagner des millions ? ont ainsi connu un grand succès parmi la population, au point que le directeur de la télévision nationale évoque de prochaines adaptations en Algérie. En attendant, les jeunes filles et femmes au foyer continuent de zapper, elles qui restent davantage à la maison quand les garçons sont dehors pour faire leur « business ». Sur 20 millions de citoyens de moins 30 ans, certains nourrissent de véritables espoirs de réussite sociale et professionnelle, les indicateurs économiques étant redevenus positifs. Mais les programmes d’aide à l’emploi et au logement commencent à peine à porter leurs fruits.

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