Diplomate en eaux troubles

Le nouvel ambassadeur américain John Negroponte est arrivé à Bagdad. Sa mission est périlleuse, mais l’homme est matois…

Publié le 19 juillet 2004 Lecture : 6 minutes.

« John Negroponte est subtil et sensible à l’ambiguïté, alors que Paul Bremer voit tout en noir et blanc », soutient Richard Holbrooke, ancien ambassadeur américain aux Nations unies, quand il évoque celui qu’il a connu au Vietnam dans les années 1960 et qui est devenu, le 28 juin, l’ambassadeur des États-Unis en Irak.
De fait, Negroponte (il fête ses 65 ans à Bagdad le 21 juillet) possède toutes les qualités qui font le succès de ceux qui embrassent la Carrière : élégance, urbanité, capacité d’écoute, esprit de synthèse, goût de l’intrigue et… disposition à se salir les mains sans jamais avoir l’air d’y toucher. Pour Larry Birns, directeur du Council on Hemispheric Affairs, une ONG américaine qui se consacre à la défense des droits de l’homme, « il y a deux façons de voir Negroponte. Certains le tiennent pour un remarquable diplomate. D’autres pensent que c’est un voyou, un gredin, un goujat de la pire espèce. »
« Débonnaire et nerveux tout à la fois », selon le Wall Street Journal. « Brillant et discret », pour le Financial Times. Les avis divergent, mais une chose est sûre : Negroponte, grand gaillard aux yeux perçants, front immense et crâne dégarni, ne laisse personne indifférent.
John Dimitri Negroponte naît en 1939 au Royaume-Uni, dans une famille de riches armateurs grecs. Il passe son enfance entre la Suisse, la Grande-Bretagne et les États-Unis. Études dans les meilleures universités, à l’Exeter Academy puis à Yale, concours des Affaires étrangères, droit à Harvard… Mais il quitte cette faculté quand le département d’État américain l’appelle pour lui proposer son premier poste : Hong Kong.
Nous sommes en 1960, le mur de Berlin sera construit en 1961, la crise des missiles de Cuba fera trembler la planète en 1962 : la guerre froide empoisonne les relations internationales. Très vite, Negroponte impressionne ses supérieurs. En 1964, il décroche une première promotion : Saigon. Officier de liaison, il dévore tout ce qui s’écrit sur le Vietnam, apprend la langue – il parle déjà l’anglais, l’espagnol, le français et le grec -, visite le pays, va à la rencontre des habitants et devient le spécialiste de l’Assemblée constituante. C’est aussi au Vietnam qu’il rencontre, au cours d’une réception chez sir Peter Wilkinson, l’ambassadeur britannique, celle qui deviendra sa femme en 1976, Diana Villiers – la fille du président de la British Steel.
Repéré par Henry Kissinger, alors conseiller de Richard Nixon pour les Affaires de sécurité nationale, Negroponte participe activement aux pourparlers qui conduiront aux accords de Paris, en 1973, entre les États-Unis et les délégations vietnamiennes. Mais un différend l’oppose à son patron : il réprouve le maintien de troupes du Nord dans la partie sud du pays et n’hésite pas à le faire savoir. Le résultat ne se fait pas attendre. En disgrâce, il est envoyé à Quito (Équateur), puis en Grèce, où il restera deux ans.
Il encaisse et se consacre tout entier à son travail. C’est sous la présidence de Jimmy Carter, en 1980, qu’il revient en première ligne, quand Richard Holbrooke le nomme adjoint du secrétaire d’État pour l’Asie du Sud-Est et le Pacifique. Il lui faudra moins d’un an pour obtenir une nouvelle promotion : sa première ambassade, à Tegucigalpa, Honduras.
À cette époque, Washington lutte contre la floraison de mouvements révolutionnaires d’inspiration communiste en Amérique centrale.
Au Nicaragua notamment, l’administration Reagan soutient les rebelles de la Contra antisandiniste, à grand renfort d’armes et de dollars.
Le Honduras devient la tête de pont de la contre-offensive américaine – qui ne s’embarrasse guère de délicatesse. Pour beaucoup, le nom de Negroponte reste à jamais associé à celui du général Gustavo çlvaro Martínez, chef des forces honduriennes de police. Les deux hommes se voyaient régulièrement. Décoré de la Légion du mérite sous Reagan, en 1983, pour avoir « encouragé la progression de la démocratie au Honduras », Martínez s’est surtout illustré lors de la formation du bataillon 316, un escadron de la mort « spécialisé » dans l’élimination des opposants à la Contra nicaraguayenne.
Bien qu’il s’en défende, Negroponte ne pouvait ignorer les exactions commises par cette milice, responsable de nombreuses disparitions, dont celle du révérend américain James Carney. À ses contempteurs, démocrates ou militants des droits de l’homme, qui ne manquent pas une occasion de lui rappeler cette période, le diplomate répond avec flegme : « Je suis fier de ce que j’ai fait au Honduras. J’y ai adopté cinq enfants. Je ne vois pas meilleure preuve de mon amour pour ce pays. » Diana et lui y ont en effet adopté Marina (aujourd’hui 22 ans), Alejandra (20 ans), John (16 ans), George (14 ans) et Sophia (11 ans).
Après ce sombre épisode, John Negroponte devient l’adjoint de Colin Powell, conseiller du président Reagan pour les Affaires de sécurité nationale, avant de prendre la tête des ambassades américaines de Mexico (1989-1993), puis de Manille, aux Philippines (1993-1995).
En 1996 et 1997, il suit le processus de rétrocession du canal de Panamá. Sa seule incursion dans le privé, en tant que vice-président de la maison d’édition McGraw-Hill, dure quatre ans. Pressenti par son ami Colin Powell pour le poste d’ambassadeur aux Nations unies, sa nomination est retardée en raison de ses états de service au Honduras. Les attentats du 11 septembre 2001 lui ouvrent finalement la voie.
En un peu moins de trois ans à l’ONU, John Negroponte aura opposé le veto américain à six reprises lors des réunions du Conseil de sécurité : cinq fois sur le Proche-Orient et une fois au sujet de la Cour pénale internationale. La « doctrine Negroponte » donne le ton de la diplomatie américaine face aux tentatives des pays arabes pour faire condamner Israël : Washington s’oppose à tout texte qui ne blâme pas de manière explicite les groupes extrémistes propalestiniens.
Même s’il considère que l’Europe est trop représentée au sein d’un Conseil de sécurité qu’il y aurait urgence à réformer, le diplomate n’hésite pas à louer le travail des Nations unies : « On peut difficilement imaginer en avoir davantage pour son argent. Il suffit de comparer un budget militaire de plus de 400 milliards de dollars avec les 3 milliards que nous donnons chaque année à l’ONU. »
Aux Nations unies, Negroponte laissera l’image d’un grand professionnel, courtois, lisse et respectueux de la hiérarchie, se conformant aux arbitrages entre factions à Washington. « Il écoute. Il est la quintessence du diplomate », commente le secrétaire général Kofi Annan.
À Bagdad, le nouvel ambassadeur hérite d’une situation proche du chaos. Sa famille ne l’y a pas accompagné : même s’il ne tient pas le même rôle que le « proconsul » Paul Bremer, l’ambassadeur américain reste une cible de choix pour ceux que la présence américaine indispose. Et ils sont nombreux…
À la tête d’une ambassade et de quatre représentations régionales (à Mossoul, Kirkouk, Hilla et Bassora) employant près de deux mille personnes, dont près d’un millier d’Américains, Negroponte aura pour mission principale de « laisser les Irakiens exercer de plus en plus de responsabilités ». Il devra rétablir la sécurité, poursuivre la reconstruction du pays et, surtout, le conduire vers des élections libres. Il bénéficie pour cela des 18,4 milliards de dollars de l’Iraq Reconstruction Management Office. Reste à savoir si cela suffira à améliorer l’image des États-Unis dans la région.
« L’ambassade aura un rôle de soutien et non de commandement. Le pays appartient aux Irakiens, c’est à eux de résoudre leurs propres problèmes » : le choix de Negroponte signifie qu’en Irak les néoconservateurs du Pentagone cèdent la main aux pragmatiques du département d’État. Si le consul général Paul Bremer obéissait au secrétaire à la Défense Donald Rumsfeld et à son adjoint Paul Wolfowitz, Negroponte sera placé sous les ordres de Colin Powell.
L’homme, peu enclin à hausser le ton, devrait favoriser le consensus. Anthony Lake, ancien conseiller pour la Sécurité nationale de Bill Clinton, « n’imagine pas meilleur choix pour ce poste ». « Je me suis opposé à la politique de cette administration, mais tous les Américains ont intérêt à ce qu’elle réussisse et je ne vois pas qui mieux que John peut représenter les États-Unis à Bagdad. »
« C’est le plus grand défi que j’ai eu à relever. La collaboration avec la communauté internationale, et en particulier avec les Nations unies, sera essentielle », confiait récemment l’intéressé. Reste à savoir quel Negroponte se révélera en Irak : le diplomate attentif aux autres ou celui, plus trouble, qu’il fut naguère au Honduras.

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