Comment prendre une (bonne) décision

Publié le 19 juillet 2004 Lecture : 5 minutes.

Les hommes et les femmes que nous sommes sont, dit-on, « des machines à prendre des décisions ». Et c’est, paraît-il, une des caractéristiques qui nous distingue de ces êtres plus primaires que sont les animaux.
Grandes ou petites, importantes ou secondaires, réfléchies et pesées ou hâtives, voire improvisées, les décisions succèdent aux décisions et entraînent pour chacun de nous des conséquences que nous n’avons pas toujours prévues.
Plus nous nous situons à un degré élevé de l’échelle sociale, plus nos décisions ont de retentissement sur nous et sur les autres.
La question qui se pose est alors celle-ci : que faire, comment faire pour prendre de bonnes décisions, éviter autant que faire se peut d’en prendre qui soient foireuses ou désastreuses ?

Depuis que le monde existe et que l’homme s’est détaché des autres espèces pour vivre son destin et, dans une certaine mesure, le forger, on cherche la bonne réponse à cette question : des milliers de livres, des centaines de milliers de textes ont été écrits dans toutes les langues et, siècle après siècle, nous donnent en guise de réponse des thèses dont aucune n’a prévalu ; aujourd’hui même, nous n’avons pas la recette de la bonne décision et nous voyons tous les jours les meilleurs experts, les responsables les plus doués, qu’ils soient chefs d’entreprise, de gouvernement ou d’État, en prendre de mauvaises.
Constatant cela et éprouvant moi-même plusieurs fois par jour la hantise de la décision erronée, je me suis rabattu sur cette règle de prudence et de modestie enseignée par le grand Deng Xiaoping :
« Il faut essayer, a dit l’ancien numéro un chinois, d’aller plus loin si l’on voit que c’est bon.
S’arrêter, revenir en arrière si l’on s’aperçoit qu’on s’est trompé.
Mon premier principe est de ne pas craindre de faire des erreurs.
Mon second est de les corriger dès qu’elle apparaissent. »

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Je viens de terminer la lecture du dernier livre consacré à la question. Il a été publié en juin dernier, en anglais, sous le titre un tantinet provocateur de La Sagesse des masses(*).
L’auteur, James Surowiecki, soutient une thèse qui en étonnera plus d’un :
« À plusieurs, on est plus perspicace qu’à quelques-uns ; c’est par la sagesse collective d’un grand nombre qu’on parvient le mieux à faire progresser les entreprises et l’économie, les collectivités et les nations. »
Journaliste économique renommé, James Surowiecki sait, comme nous tous, que les foules sont souvent stupides, méchantes et même cruelles, mues par les passions les plus violentes, comme l’ont montré la pratique du lynchage aux États-Unis, les excès de la révolution culturelle en Chine, les scènes de lapidation ou d’exécution publique sous d’autres cieux.
Il sait également que les peuples se trompent eux aussi puisqu’il leur est arrivé d’élire Hitler et d’adorer Staline, de soutenir trop longtemps des causes détestables, de suivre de mauvais bergers, de perdre leurs économies à la Bourse ou dans l’immobilier.
Il ne soutient donc pas qu’il faut s’en remettre aux masses pour les grandes décisions. Mais observe que, sur le plan des échanges commerciaux, le marché et la Bourse règlent l’équilibre entre l’offre et la demande bien mieux que les planificateurs et autres bureaucrates centralisateurs.

Le livre innove, nous surprend et, même, nous désarçonne lorsqu’il s’inscrit en faux contre le credo largement répandu selon lequel une décision est mieux assumée si elle est confiée soit à l’homme (ou la femme) le plus compétent, soit à une petite équipe (gouvernement, comité de direction ou conseil d’administration, aréopage d’experts), d’hommes et de femmes qui se ressemblent, ont la même formation et les mêmes informations. C’est le contraire qui est vrai, nous dit James Surowiecki. Exemples à l’appui, il démontre que c’est la pratique qui produit le plus de mauvaises décisions. Fût-il génial, l’expert se trompe plus souvent qu’à son tour et ses erreurs sont, chaque fois, très coûteuses.
Dans la plupart des cas, soutient-il, un groupe d’hommes et de femmes prennent collectivement de meilleures décisions et trouvent à un problème donné de meilleures solutions qu’un homme ou une femme seul. Il faut donc cesser de s’en remettre à l’expert ou à l’homme providentiel et savoir que « le collectif bat l’individuel ».

Affinant sa proposition, James Surowiecki soutient la thèse que voici :
Si nous voulons réaliser les meilleures performances, les problèmes que nous avons à résoudre et les décisions que nous avons à prendre ne sont pas à soumettre aux masses et à la foule : elles votent, achètent et vendent, circulent à pied ou en voiture, par conséquent font le jeu démocratique, l’équilibre des prix et des transactions dans l’économie de marché, les hauts et les bas de la circulation automobile. Mais, même dans les petits pays, telle la Suisse où on consulte les masses sur beaucoup de sujets, on n’a pas été ébloui par leur perspicacité.
La décision ne doit pas non plus être confiée à la sagesse d’une seule personne ou au diagnostic d’un petit groupe de dirigeants, qui se ressemblent parce qu’ils se fréquentent, sortent des mêmes écoles, se nourrissent aux mêmes sources d’information.
Dans l’un et l’autre de ces deux cas, le pourcentage de décisions erronées, aux conséquences coûteuses, est élevé.

Les groupes au sein desquels les décisions prises le sont de la manière la plus intelligente, la plus sage et la plus avisée ont pour caractéristiques principales d’être :
– assez larges pour que le collectif domine l’individuel et que le groupe cesse d’être influencé par les personnalités fortes qui peuvent exister en son sein. Si cela est réalisé, le groupe devient, par une espèce d’alchimie, collectivement plus intelligent que ses membres les plus intelligents, et cela même dans les cas où les personnes qui le composent ne sont pas toutes suffisamment informées et rationnelles ;
– composés de personnes diverses par leur origine, leur formation, leur genre de vie, leurs sources d’information et leurs fréquentations.
Cette diversité est nécessaire pour préserver la décision de l’influence d’un homme ou d’un milieu, des manipulations d’un groupe : plus le groupe est divers, plus est assurée l’indépendance de chacun de ses membres et la qualité de la décision.
C’est à l’intérieur de ces groupes larges et divers que l’auteur de La Sagesse des masses recommande de faire prendre les décisions si l’on veut qu’elles aient le maximum de chances d’être bonnes.
James Surowiecki ajoute : à elle seule l’intelligence ne permet pas de voir tous les aspects d’un problème, de l’examiner sous toutes les perspectives.
Ne jamais oublier que les hommes et femmes intelligents se ressemblent, cessent à un moment d’apprendre et ont tendance à exploiter plus qu’à explorer.

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Vous le voyez, le livre et son auteur semblent établir que le processus de décision auquel nous croyons presque tous – et que nous pratiquons – n’est pas le meilleur.
Réfléchissons-y.

* The Wisdom of Crowds, publié par Doubleday, New York, 271 pages, 24,95 dollars.

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