Chirac-Sarkozy : jusqu’où iront-ils ?
Lors de son allocution du 14 juillet, le président de la République a poussé son ministre de l’Économie dans les cordes. On les savait rivaux. Ils sont désormais en guerre.
En quoi la crise politique qui secoue la France est-elle si particulière ? Trois éléments au moins expliquent son caractère inédit. D’abord, elle ne traduit pas un affrontement entre la majorité et l’opposition. D’ailleurs, une véritable crise entre ces deux adversaires habituels est d’autant plus impossible que le mouvement social est atone et que la droite détient l’essentiel des pouvoirs, à l’exception des régions, remportées par la gauche en quasi-totalité en mars dernier. D’autant qu’aucune autre élection n’est prévue avant la présidentielle de 2007. Ensuite, cette crise a pour origine un règlement de comptes au sein de l’exécutif, qui met aux prises le président de la République, Jacques Chirac, et son ministre le plus populaire, celui de l’Économie et des Finances, Nicolas Sarkozy.
Enfin, elle se déroule désormais publiquement, sous les yeux de millions de Français, puisque le chef de l’État a décidé de profiter de sa traditionnelle interview télévisée du 14 juillet pour mettre les choses au point. Cette allocution est considérée depuis une vingtaine d’années comme la plus importante parmi celles que prononce un chef d’État français. C’est là, le plus souvent, qu’il expose ses vues et annonce ses projets. Le président y aborde tous les sujets de son choix. Mais il est rare qu’il critique nommément des personnes et prononce des mots aussi violents que ceux qu’il a proférés contre Sarkozy.
Ce 14 juillet, Chirac a retrouvé le ton du commandement et a fait preuve d’une forte autorité. Cinglant, il a renvoyé son ministre au rang qui, à ses yeux, doit rester le sien. « Je décide, il exécute », « personne n’est obligé d’être ministre », « si un ministre est élu président de l’UMP (NDLR : le principal parti de la majorité), il démissionnera immédiatement ou je mettrai fin immédiatement à ses fonctions » sont quelques-unes des phrases traduisant l’exaspération de Chirac et sa volonté de clarifier sa relation avec Sarkozy.
Tel paraît être l’aboutissement momentané de la guerre qui oppose les deux hommes depuis des mois (voir J.A.I n° 2269). Le feuilleton est pourtant loin d’être terminé. Et même si chaque camp va répétant qu’il n’entend pas polémiquer tout en maintenant ses positions de fond, chacun est persuadé que la bataille sera sans merci. Le responsable centriste François Bayrou va jusqu’à considérer qu’« on ne peut pas vivre trois ans comme ça. Ni vivre trois mois comme ça et probablement pas trois semaines comme ça. » Pourtant les proches de Sarkozy assurent que le rappel à l’ordre présidentiel ne le fera pas changer de stratégie : il attendra septembre pour annoncer son choix – ou être candidat à la présidence de l’UMP, ou rester au gouvernement.
Il n’empêche que Chirac, qui jusque-là taisait sa rancune ou ne laissait éclater sa colère que devant ses conseillers et ses partisans les plus sûrs, a jugé nécessaire de porter le différend devant les Français et de les avertir de son état d’esprit et de ses décisions. Pour lui, la riposte devenait indispensable : dans son entourage, beaucoup jugeaient que Sarkozy franchissait trop souvent la ligne jaune, au point d’apparaître comme l’homme fort de la droite et de décrédibiliser Chirac.
Avant l’intervention présidentielle, deux initiatives du ministre de l’Économie avaient encore accentué le courroux de l’Élysée. Le premier événement remonte au 5 juillet dernier. Ce jour-là, un Conseil de Défense se déroule à la présidence de la République. On y parle du budget militaire. Sarkozy entend le diminuer au nom de la rigueur et de la réduction des dépenses de l’État. Il expose son point de vue, il argumente, et tout à coup, impertinent, la voix grave, voire cassante, il demande à Chirac si la planète est à ce point menacée par un conflit nucléaire qu’il soit impossible de revoir ce budget-là. Le président, crispé, réplique qu’en ce domaine la décision ne peut venir que de lui et qu’il ne saurait être question de diminuer les crédits. Le ton est sec, définitif, exaspéré devant tant d’insolence de la part d’un ministre qui, visiblement, ne se gêne plus pour défier l’autorité présidentielle. Le second accrochage a lieu quelques jours plus tard, le 10 juillet.
Le quotidien Le Monde publie une grande interview du ministre de l’Économie. Sarkozy y traite de tous les sujets, définit presque une plate-forme présidentielle et assure que « la France ne redoute pas le changement mais l’attend ». Là encore, l’équipe de l’Élysée est offusquée. Elle condamne autant la teneur de l’entretien que la méthode, considérée comme une provocation : Sarkozy a choisi, confie-t-elle, de s’exprimer quelques jours avant le président pour lui couper l’herbe sous le pied. Bref, il poursuit sa politique de sape.
Cet affrontement se déroule sur fond de rumeurs invérifiables. Réelles ou inventées, elles témoignent en tout cas de l’âpreté de la rivalité. Beaucoup assurent que les proches de Sarkozy font l’objet d’enquêtes policières officieuses. Le magazine VSD va jusqu’à rapporter que le ministre de l’Intérieur, Dominique de Villepin, très proche de Jacques Chirac, aurait envoyé des enquêteurs en Hongrie fouiller le passé du père du ministre de l’Économie durant la Seconde Guerre mondiale. C’est dire combien le climat est malsain et combien les supporteurs des deux rivaux sont décidés à se battre pour leur champion. L’intervention télévisée du chef de l’État était, par exemple, retransmise dans la salle de l’Élysée où se déroulait la garden- party du 14 juillet. Lorsque Chirac assura que le président décidait et que le ministre exécutait, ses partisans applaudirent vigoureusement, heureux de retrouver la pugnacité légendaire de leur chef. L’atmosphère sentait la poudre et, à l’évidence, cela ne leur déplaisait pas.
Sans doute n’est-ce pas la première fois que des tensions se produisent entre un chef de l’État et l’un de ses ministres, voire le premier d’entre eux. Chirac lui-même tança souvent Lionel Jospin, mais c’était en période de cohabitation. François Mitterrand ne supportait pas Michel Rocard, alors chef du gouvernement, mais leurs différends ne furent jamais publics. Il portait ses critiques en privé ou par l’intermédiaire de ses amis et il préféra toujours des manoeuvres secrètes à des déclarations officielles pour déstabiliser celui qu’il avait pourtant nommé à Matignon. Quant à Jean-Pierre Chevènement, ministre de la Défense, il fut aussi en désaccord avec Mitterrand, mais il choisit d’abandonner sa fonction, estimant qu’« un ministre, ça ferme sa gueule ou ça démissionne ». Aujourd’hui, ni Chirac ni Sarkozy ne sont décidés à se taire. C’est dire qu’en dépit de l’admonestation présidentielle, rien n’est résolu. La guerre se poursuivra jusqu’en 2007.
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