Angélique Kidjo refait le monde

Après les États-Unis et le Brésil, l’artiste béninoise poursuit son voyage dans les Amériques noires en explorant les rythmes de la Caraïbe. Elle explique ici le sens de cette trilogie sur les traces de la traite négrière.

Publié le 19 juillet 2004 Lecture : 7 minutes.

Femme drôle et attachante, Angélique Kidjo n’a rien perdu de sa verve et de son énergie joyeuse après vingt ans de carrière. Elle a l’exquise particularité de savoir parler pour deux des sujets les plus variés. Et surtout n’essayez pas de la confiner à la musique. Très peu pour elle. Elle rêvait de dire le droit pour protéger la veuve et l’orphelin. Aujourd’hui, elle porte le message de l’Unicef comme ambassadrice de bonne volonté et vient de livrer le troisième volet de son voyage sur les routes de l’esclavage. Après les États-Unis (Oremi, 1998) et le Brésil (Black Ivory Soul, 2002), cette figure majeure de la scène mondiale a exploré les rythmes caribéens (Cuba, Jamaïque) avec Oyaya !. Entretien.

Jeune Afrique/l’intelligent : Vous semblez toujours de bonne humeur. Qu’est-ce qui peut vous mettre en colère ?
Angélique Kidjo : Il y a des jours où c’est très difficile. Parce qu’il m’arrive encore de tomber sur des gens tellement cons et racistes qu’on en vient à se demander dans quel monde ils vivent. Ce qui me fait rager, ce n’est pas tant que quelqu’un soit raciste, c’est le fait qu’il n’utilise pas les magnifiques facilités qu’offrent les outils modernes de communication pour faire reculer son ignorance et s’ouvrir un peu plus. Être raciste en France ou voter pour Le Pen, c’est stupide et c’est insulter la mémoire de tous les non-Français morts pour libérer ce pays en 1944. Cette éthique de la vie, je l’ai apprise de mes parents, des gens libéraux qui nous ont apporté le monde à la maison, par la lecture, la musique et le sport.
J.A.I. : Pourquoi cette trilogie sur les traces de la traite négrière à travers les continents ?
A.K. : J’ai découvert l’histoire de l’esclavage à l’âge de 9 ans, grâce à un disque de Jimi Hendrix ; j’aimais chanter tout ce qui passait à la maison ; mais les chansons de ce monsieur étaient un peu difficiles pour moi à cause de l’anglais. Quand j’ai découvert sur une photo affichée chez nous qu’il était noir, j’ai demandé à mes parents pourquoi la langue de ce Noir n’avait aucune connotation africaine. Mon père m’a donc expliqué qu’il était descendant d’esclaves. J’ai brutalement pris conscience de la gravité de l’histoire. À 15 ans, j’ai eu un deuxième choc en écoutant Winnie Mandela parler à la télévision nigériane de l’apartheid. Elle m’a inspiré ma deuxième chanson, qui était d’une telle violence que mes parents m’ont rappelé que la musique n’avait rien à voir avec la haine. La découverte de ces réalités m’a transformée. C’est là, en tout cas, qu’il faut chercher les racines de cette trilogie.
J.A.I. : Pourquoi maintenant ? Cela fait vingt ans que vous chantez.
A.K. : Mon âme n’était pas encore en phase. Je n’étais pas inspirée. J’ai donc attendu le temps nécessaire. À mon avis, on n’a pas encore assez dit que la musique moderne que tout le monde désigne par pop, soul, R&B, hip hop, n’aurait pas eu la même couleur sans l’apport des esclaves. Il est indispensable que les jeunes d’aujourd’hui sachent que ces trémolos de soul ou de R&B sont d’essence africaine. Que le rock actuel est un héritage des esclaves. C’est cette musique qui leur a permis de garder leur dignité d’être humain. Cette trilogie est à la fois un hommage et un prétexte pour qu’on ouvre le débat sur l’esclavage. Chaque fois qu’on l’évoque, les portes se referment, car ce sont les mêmes qui l’ont pratiqué et l’ont aboli. Ce qui rend difficile toute autocritique ou auto-analyse.
J.A.I. : De quoi faut-il parler ? Des réparations ?
A.K. : Non ! Pour moi, il s’agit de communiquer sans rancoeur, sans sentiment de culpabilité et de revanche. Il faut faire la part des choses, car ceux à qui on demande des mea-culpa aujourd’hui ne sont pas ceux qui ont organisé la traite, et leurs complices en Afrique ne sont plus là. Qui va-t-on juger ? Qui va réparer quoi au profit de qui ? Il faut plutôt parler des séquelles de l’esclavage, comme le phénomène des filles-mères, aux États-Unis comme dans les Caraïbes. Ensuite, il y a les divisions entre les communautés noires. Plus important encore, il faut que l’Occident accepte d’ouvrir les registres, reconnaisse ouvertement que l’esclavage fut un crime contre l’humanité et que la traite a privé l’Afrique des forces dynamiques qui auraient pu la construire. Les sociétés qui ont profité de cette manne devraient s’engager à bannir toute forme de discrimination et s’engager à accorder les mêmes chances à tout le monde, quelle que soit la couleur de la peau. Qu’un jeune issu de l’immigration puisse devenir PDG s’il en a les compétences. Le chemin sera long et difficile, mais on y arrivera, et l’éducation des jeunes peut se faire aussi par la musique.
J.A.I. : Comment avez-vous vécu ces voyages ?
A.K. : Quand j’ai atterri à Bahia, au Brésil, dès la première bouffée d’air j’ai eu la même sensation que chez moi à Ouidah. Les mêmes odeurs, la même nourriture portant les mêmes noms. Là-bas, les gens se rassemblent pour faire la musique parce qu’ils en ont envie et pas forcément en vue d’un concert. Quand le tambour résonne, si tu te sens en forme, tu viens t’amuser, comme partout en Afrique. La pratique des cultes vaudous reste très vivante. Pour contenir le sentiment de révolte des esclaves, les maîtres les ont laissés vivre leur foi. Et l’expression de cette foi a une dimension très musicale.
J.A.I. : Comment avez-vous ressenti aux Caraïbes cette parenté avec la musique africaine ?
A.K. : À Cuba, la santeria (un culte vaudou), par exemple, tient de la même démarche. La parenté entre ces univers musicaux se structure autour du bata ou talking drum (« le tambour qui parle »), un tambour yorouba à deux peaux qui se joue aussi au Bénin. La pulsion de la salsa vient du bata et ce tambour rythmait les cérémonies de santeria. Au Brésil comme à Cuba, la musique des anciens esclaves a rencontré celle des autochtones, Indiens d’Amazonie par exemple, et la musique classique des maîtres ; ce qui explique la richesse harmonique des musiques de ces pays. En Jamaïque, le tambour est la base rythmique du reggae ; à Saint-Domingue, le son de la cloche accrochée au tambour constitue la base du mérens ; le calypso participe de la même logique. J’ai été impressionnée de voir à quel point avaient survécu des dialectes et idiomes musicaux. On peut en conclure que, pendant la traite, le corps des esclaves a été maltraité, mais leur âme est restée africaine.
J.A.I. : Votre album s’appelle Oyaya !, synonyme en yorouba de joie, de bonheur, alors que vous évoquez des sujets aussi graves que le sida ou les femmes battues. Comment garder le sourire dans un contexte aussi morose ?
A.K. : Ce n’est pas parce que le contexte actuel est très sombre qu’il faut que tout le monde s’abîme dans la tristesse et le désespoir. Si on arrête de sourire, on crève. Si je peux parler du sida dans la joie, c’est grâce aux enfants d’un orphelinat que j’ai visité en Tanzanie comme ambassadrice de l’Unicef. Je trouvais leur souffrance injuste et c’est eux qui m’ont redonné le moral avec leur chant de ralliement, « Mutoto Kwanza », qui signifie « les enfants d’abord ». Ils m’ont autorisée à utiliser leurs mots pour en faire une chanson ; à condition qu’elle ne soit pas triste.
J.A.I. : Pourquoi avez-vous accepté ce rôle d’ambassadrice de l’Unicef ?
A.K. : Les enfants sont ceux qui payent le plus lourd tribut pour nos bêtises. C’est nous qui faisons d’eux des enfants- soldats ou de la chair à canon. La prostitution des enfants, c’est encore nous. En tant que femme et mère, je ne pouvais rester indifférente.
J.A.I. : Comment concilie-t-on les contraintes d’une vie de vedette internationale et celles de mère ? Le fait de travailler avec votre mari facilite-t-il les choses ?
A.K. : Ce n’est pas très évident, surtout quand votre fille entre dans l’adolescence. Son père a dû arrêter les tournées avec moi afin qu’au moins l’un de nous deux soit à la maison. Mais ce n’est pas pareil. Et ce n’est pas le téléphone qui comble le manque. J’ai la chance d’avoir des soeurs, des cousines et des amies qui tissent autour de ma fille un réseau familial. De telle sorte qu’elle a toujours quelqu’un à qui parler. Cette notion de famille, j’y tiens beaucoup, et je ne cesse de rappeler à ma fille combien elle doit se sentir forte de ses deux cultures, africaine et française.
J.A.I. : Comment vous sentez-vous aux États-Unis ?
A.K. : Très bien ! J’ai beaucoup changé. Musicalement, les gens prennent plus de risques. Mon public a également beaucoup évolué, il est plus mélangé aujourd’hui. Dans la plus grande simplicité, j’ai rencontré les plus grandes stars de la musique et du cinéma et, en sept ans, je n’ai jamais été sujette au racisme. Je ne peux pas en dire autant de la France. Ce que je vis là-bas n’aurait jamais été possible à Paris. Et j’ai encore beaucoup de projets. Il faut juste laisser le temps au temps.

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