État de disgrâce

La grogne monte, la rue s’échauffe et le sang coule. Fodé Bangoura et son mentor Lansana Conté peuvent-ils s’en sortir ?

Publié le 19 juin 2006 Lecture : 6 minutes.

Une vingtaine de morts, près de cent blessés, des manifestations de rue de jeunes déchaînés, des rafales de tirs des forces de l’ordre, vague d’arrestations dans les rangs de l’opposition et le report sine die de l’examen du baccalauréat qui devait démarrer le 12 juin. La grève générale illimitée qui secoue la Guinée depuis le 8 juin, à l’appel des deux principales centrales syndicales du pays, accueille dans la douleur, les larmes et le sang le gouvernement nommé le 29 mai. Avec à sa tête, Fodé Bangoura.
Premier ministre de fait d’un président coupé de l’exercice du pouvoir par la maladie, l’ex-secrétaire général de la présidence est la principale cible de la grogne. Lui qui tirait dans l’ombre les ficelles du pouvoir s’est exposé en devenant ministre d’État aux Affaires présidentielles chargé de la coordination de l’activité gouvernementale (voir J.A. n° 2369). Se sentant visé, il n’a pu garder son calme, le 12 juin au matin, alors qu’il dirigeait une réunion de crise au palais sous le crépitement des fusils. Et a juré de « broyer » les syndicalistes et leurs commanditaires : les leaders de l’opposition. Les choses ne pouvaient pas démarrer plus mal pour l’homme fort du régime : les Guinéens sont intimement convaincus que c’est lui, et personne d’autre, qui a donné l’ordre de tirer sur la population, ces 12 et 13 juin.
Quelques jours plus tôt, le chef de l’État avait pourtant tenu à marquer son territoire, en décidant que la gestion de l’armée (que Bangoura s’était attribuée) relevait entièrement de lui. Une mise au point interprétée comme un premier désaveu à l’encontre de son bras droit.
La grève générale illimitée et la plainte pour « menaces de mort » (déposée à la suite des propos qu’il a tenus le 25 mai aux leaders syndicaux Ibrahima Fofana et Louis Mbemba Soumah) ne sont pas les seuls écueils sur la route du tout nouveau patron du gouvernement. Il y a aussi l’hostilité de la population, qui a vécu le remaniement ministériel du 29 mai comme une régression. La montée en puissance de Bangoura et le retour aux affaires d’ultras (Moussa Solano, Alsény René Gomez…) sont perçus par les Guinéens comme le triomphe de l’aile la plus rétrograde du pouvoir. L’homme fort du régime est accusé d’être le chef d’orchestre de toutes les dérives, incapable, aux yeux de beaucoup de ses compatriotes, de changer quoi que ce soit.
En février 2004, l’arrivée à la primature de François Lonsény Fall (un diplomate de carrière considéré comme un homme d’ouverture) avait suscité de réels espoirs de changement. Tout comme celle de Cellou Dalein Diallo, un produit de la haute administration guinéenne réputé compétent, en décembre 2004. Rien de tel aujourd’hui. Pis, l’équipe emmenée par Bangoura suscite répulsion et frustration de l’un des principaux groupes ethniques du pays. Les Peuls, environ 40 % de la population, estiment n’avoir pas été suffisamment représentés. Dans un pays où la population est sensible aux équilibres régionaux dans la nomination aux différents postes, ils n’ont pu digérer qu’un seul des six ministères d’État échoie à un des leurs. Ils se plaignent également d’être seulement 6 au total dans une équipe de 26 membres.
Plus nombreux, disséminés à travers tout le pays du fait de leur tradition nomade, les Peuls détiennent le pouvoir économique. Maîtres du commerce, du détail jusqu’au gros, ils ont souvent été soupçonnés de faire flamber les prix pour répondre aux brimades d’un pouvoir politique qu’ils n’ont jamais détenu. De nombreux observateurs redoutent ainsi une montée de l’inflation qui n’arrangerait pas les affaires de Bangoura dans un pays où le prix du sac de riz de 50 kg – 110 000 francs guinéens, soit 20 euros – dépasse le salaire moyen. Rares sont ceux qui miseraient sur la vie du régime si de nouvelles hausses venaient à frapper les Guinéens.
Préjugés défavorables de la population, grève illimitée, tension sur les prix, mécontentement général Bangoura a franchi le Rubicon dans un contexte lourd de dangers. Va-t-il se laisser emporter par ces maux qui ont eu raison de tous ses prédécesseurs ? Décidera-t-il plutôt, comme le prévoient nombre d’observateurs, de prendre les devants ? Écartera-t-il Conté pour s’asseoir dans son fauteuil ? Ce dernier scénario est tentant, tant le chef de l’État, éloigné du pouvoir par une maladie chronique, a perdu toute légitimité. Mais, pour le dérouler, Bangoura devra franchir beaucoup d’obstacles et triompher de nombreuses rivalités.
Le fauteuil présidentiel de facto vacant depuis des années fait l’objet d’une lutte feutrée mais âpre des prétendants à la succession. Surtout dans son entourage. Le dauphin constitutionnel, Aboubacar Somparé, le président de l’Assemblée nationale objectivement lié à Fodé Bangoura jusqu’à récemment (ils combattaient Cellou Dalein Diallo qu’ils ont délogé de la primature le 5 avril) commence, de bonne source, à prendre ses distances. Pour une raison simple : il perçoit la mainmise de Bangoura sur le pouvoir comme une menace à une succession légale.
Chef d’état-major de l’armée, issu comme lui de l’ethnie soussoue, Kerfalla Camara semble, lui, être en phase avec Bangoura. Au cours du séjour sanitaire de Conté en Suisse, du 18 au 24 mars, l’officier supérieur a accepté la mise à l’écart de Cellou Dalein Diallo, le Premier ministre d’alors, et opté pour la tenue des réunions du Conseil national de défense et de sécurité (CNDS) à la présidence. Sous l’autorité de Bangoura, bien sûr. Ira-t-il, le cas échéant, jusqu’à prendre le pouvoir pour le lui remettre ? C’est peu probable dans un pays où l’armée est intimement convaincue que le pouvoir n’a jamais cessé d’être militaire – en dépit des simulacres d’élections organisées par le « général-président » – et qu’il reviendra naturellement à l’un des siens après Conté.
Mais la plus importante menace à l’ambition présidentielle de Bangoura peut venir de celui dont il est aujourd’hui très proche : l’homme d’affaires Elhadji Mamadou Sylla. Patron des patrons, première fortune de Guinée, troisième employeur après l’État et la principale entreprise minière, Sylla, que les Guinéens surnomment « le vice-président », du fait de son influence sur Conté et sur le régime, rivalise avec Bangoura sur son propre terrain. Ressortissant comme lui de la Guinée maritime, il y a implanté écoles, cases de santé, centres agro-industriels par le biais de l’Union pour le développement intégré de la Basse Guinée (Udibag), un groupe de pression devenu, le 23 mars, l’Union pour le développement intégré de la Guinée (Udig).
À la différence de Bangoura (qui ne connaît que la Guinée), l’homme d’affaires, devenu président de la Fédération des organisations patronales de l’Afrique de l’Ouest (Fopao) et, à ce titre, observateur aux sommets des chefs d’État de la Cedeao, a une ouverture et des réseaux à l’étranger. S’il se défend de se mêler de politique, il ne peut y être indifférent, soucieux de se protéger contre ceux de ses compatriotes qui lient son ascension à sa proximité avec le régime actuel.
Pour autant, Fodé Bangoura n’occupe pas par hasard la place qui est aujourd’hui la sienne. Vieux crocodile du marigot politique, il a su mettre le chef de l’État de son côté grâce notamment aux épouses, aux marabouts et aux amis de celui-ci. Il a également de solides relais dans l’armée, le gouvernement, les directions nationales Interlocuteur des services de renseignements, il dirige de facto le CNDS, détient des informations sur tout et sur tous. Et suscite crainte et fantasmes. Dans les cercles du pouvoir, on le présente comme un individu mystiquement invulnérable. Une légende veut même qu’il élève dans sa villa de fonction, sur la Corniche de Dixinn, une jeune Indienne, sorte de gourou garante de sa toute-puissance.
Celle-ci lui permettra-t-elle de contenir le ras-le-bol de la population et de s’installer durablement dans le fauteuil de Conté ? Seule certitude : en Afrique, très peu de révolutions de palais ont été menées avec succès par des civils.

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