« Nous voulons changer de schéma de développement »

Décentralisation, diversification de l’économie, réforme de l’État, le président djiboutien Ismaïl Omar Guelleh nourrit de grandes ambitions pour son pays.

Publié le 19 juin 2006 Lecture : 6 minutes.

Réélu en avril 2005 avec près de 95 % des voix, le chef de l’État djiboutien rêve de faire de son pays – qui fêtera le 29e anniversaire de son indépendance, le 27 juin -, un « nouveau Dubaï ». Artisan des accords de paix et de réconciliation avec l’ancienne rébellion du Front pour la restauration de l’unité et de la démocratie (Frud), Ismaïl Omar Guelleh est devenu un homme très courtisé. Militaires français, américains et européens se disputent ses faveurs, car Djibouti est stratégiquement bien situé. Le président Guelleh, 59 ans, nourrit de grandes ambitions pour son pays : le développement, la diversification de l’économie, et la réforme de l’État. Interview.

Jeune Afrique : Le port de Doraleh, qui représente un investissement de plusieurs centaines de millions de dollars, est partiellement opérationnel depuis le 1er juin. L’économie a entamé sa diversification. Votre pays peut-il devenir « le Dubaï de l’Afrique de l’Est » ?
Ismaïl Omar Guelleh : Notre pays a longtemps été caricaturé comme une nation dépourvue de toute autre richesse que sa situation géostratégique. Mais cette perception évolue. La mondialisation a mis en lumière l’intérêt géocommercial de Djibouti, situé au carrefour de l’Afrique, de l’Asie et du Moyen-Orient. La réalisation du grand projet du port de Doraleh, qui comprend un terminal pétrolier, un terminal à conteneurs et une zone franche, marque un tournant. Notre ambition est de devenir une base économique pour l’ensemble de la région, et même au-delà. Bien entendu, le fait de travailler avec le port de Djebel-Ali de Dubaï ne signifie pas que nous allons automatiquement devenir le Dubaï de l’Afrique de l’Est. Cependant, nous avons scellé un partenariat stratégique avec les autorités de cet émirat, ce qui, à terme, ne pourra que nous être grandement profitable.
Quelles vont être les retombées réelles de ce mégaprojet en termes d’emplois ? Ne risque-t-il pas de bénéficier davantage aux étrangers qu’aux Djiboutiens ?
Nous avons opté pour l’économie libérale, et ce choix n’est pas si courant dans la région. C’est plutôt un atout. Toute logique libérale comporte des risques de dérives, comme par exemple la croissance sans l’emploi. En ce qui concerne Doraleh, nous souhaitons évidemment qu’il crée un maximum d’emplois. Toutes les facilités d’investissement que nous avons mises en place participent de cet objectif. Les sociétés qui s’installeront seront dans l’obligation d’embaucher des nationaux, 25 % la première année, et jusqu’à 75 % à l’issue de cinq ans. Mais nous ne sommes pas dupes. Pour relever ce challenge, nous devrons redoubler d’efforts pour former la main-d’uvre locale.
La situation économique et sociale reste contrastée. Djibouti est un des pays les mieux lotis d’Afrique, en termes de revenus par habitant, mais pauvreté et chômage demeurent des maux endémiques. L’État a réduit la voilure, et on a expliqué que le privé allait prendre le relais. Les résultats tardent ?cependant à se faire sentir. ?
Les réformes macroéconomiques que nous avons réalisées ont parfois été douloureuses, mais elles étaient un mal nécessaire. La croissance est maintenant de l’ordre de 3 % à 3,5 %, mais elle n’a pas d’incidence significative sur l’emploi. Il nous faudrait atteindre 5 % de croissance pour inverser la tendance. Nous ne désespérons pas d’y parvenir rapidement. Une autre réponse appropriée à ce déficit de création d’emplois consiste, comme nous commençons à le faire, à développer une politique de formation partenariale associant l’État et le privé
Une mission du FMI s’est rendue récemment à Djibouti. Le dialogue est-il renoué avec les institutions de Bretton Woods ?
Les négociations n’ont jamais été gelées. Elles ont connu des hauts et des bas, comme dans n’importe quelle négociation où chaque partie défend ses intérêts. Avec le FMI, c’est plus une question de rythme qu’une divergence de fond. Nous ne voulons pas que les réformes envisagées, comme la privatisation de certaines sociétés, aient des impacts socio-économiques négatifs. Nous ne voulons pas sacrifier la dimension sociale sur l’autel de la logique libérale.
Certains, à Paris, s’inquiètent de vous voir vous tourner toujours plus vers Washington et craignent que vous ne succombiez à « l’appel de l’Atlantique ». La France a-t-elle des raisons de s’inquiéter ?
Je ne crois pas que Djibouti ait à choisir entre la France et les États-Unis. Comme je ne crois pas que la présence américaine sur notre sol entre en conflit avec celle des Français. S’il y a un pays où militaires français et américains travaillent en étroite coopération dans le cadre de l’opération « Liberté immuable », c’est bien Djibouti ! Les relations entre la France et nous ne sont pas uniquement stratégiques : elles sont historiques, culturelles et amicales. Quant aux Américains, ils sont arrivés après le 11 Septembre. Et ils ont découvert une nation musulmane tolérante, pacifique, dépourvue de toute espèce d’américanophobie.
La Somalie vit des moments difficiles depuis la reprise des combats entre milices rivales à Mogadiscio. La communauté internationale doit-elle encore s’accrocher à la fiction de l’unité de ce pays déchiré, alors que le gouvernement de Baidoa n’exerce aucune autorité réelle nulle part ?
La question somalienne n’est pas aussi simple qu’il n’y paraît. Il y a certes une spécificité « Somaliland », que nous prenons en considération. Mais la position de Djibouti, celle de l’Igad [l’Autorité intergouvernementale de développement, NDLR] et celle de la communauté internationale consistent à éviter l’éclatement et le morcellement de la Somalie et le risque de « balkanisation » que cela pourrait engendrer.
Djibouti accueillera en novembre prochain le sommet du Comesa, le Marché commun des pays de l’Afrique australe et orientale. Quelle sera la signification et la portée de cet événement ?
Le Comesa regroupe une vingtaine de pays et forme un marché de 380 millions de consommateurs. Cet ensemble émerge et s’organise pour relever le défi de la mondialisation. Nous devenons de plus en plus interdépendants. Ce 11e sommet sera une bonne occasion de faire connaître les potentialités et les ambitions de Djibouti.
La décentralisation constitue une des réformes emblématiques de votre deuxième mandat. Mais était-elle indispensable à un pays comme le vôtre dont la superficie ne dépasse pas 23 000 km2 et dont la population est inférieure au million ?
Contrairement aux apparences, oui ! Djibouti est resté figé sur un modèle centralisé de type postcolonial, avec toutes les activités économiques concentrées dans la capitale, autour du port. Les régions font figure de périphérie lointaine. Nous avons fonctionné ainsi pendant près de vingt-cinq ans, et cela a nourri les frustrations. Nous voulons que la décentralisation soit une chance pour le développement local, avec la déconcentration des services publics et l’émergence de pôles économiques régionaux. La décentralisation n’a rien à voir avec la taille du pays. Elle va aider à changer de schéma de développement et favoriser un « développement de proximité » s’appuyant en priorité sur l’exploitation des potentialités économiques des régions.
Les élections régionales de mars 2006 ont été boycottées par l’opposition. Ce boycottage affaiblit-il la portée de ce scrutin ?
L’opposition n’en est pas à son premier boycottage. Je vous rappelle qu’elle avait fait pareil à la présidentielle d’avril 2005. Elle utilise le boycottage comme une sorte de consensus par défaut. « On n’arrive pas à s’entendre entre nous, on n’est pas organisés, on a un problème de leadership. Boycottons et disons qu’il n’y a pas de démocratie, pour sauver la face » : voilà le discours de ces messieurs ! Mais cette même opposition avait participé aux législatives de 2003 derrière leur dirigeant de l’époque. Pour revenir aux régionales, les premières de l’histoire de notre pays, elles ont été marquées par l’apparition de listes indépendantes émanant de la société civile et ont suscité un engouement spectaculaire. L’opposition a boycotté le peuple plus que les élections !
Le Frud, une des composantes importantes de la majorité présidentielle, a fait connaître son malaise après la proclamation des résultats de certains districts de l’intérieur. La coalition est-elle en danger ?
Pour les régionales, organisées au scrutin proportionnel, les quatre partis qui composent la majorité présidentielle avaient décidé chacun leur liste. Le Frud a contesté, démocratiquement, le résultat par la voie d’un recours devant le Conseil constitutionnel. Tout est rentré dans l’ordre par la suite, une fois que ce même Conseil s’est prononcé. Je ne vois pas où est le « malaise ». Je trouve normal qu’un parti politique s’exprime démocratiquement. C’est l’inverse qui serait dangereux. Et cela ne met nullement en « danger » la coalition présidentielle, qui est constituée de partis différents mais rassemblés autour d’une plate-forme de développement pour notre pays.

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