Ballet tunisien macabre

À Paris, rares sont les représentations d’uvres arabes. La scène de l’Odéon a pourtant fait salle comble avec Corps otages, de Fadhel Jaïbi.

Publié le 19 juin 2006 Lecture : 2 minutes.

L’Odéon, théâtre de l’Europe vient de clôturer sa première saison, après trois ans de fermeture pour travaux, avec la création de Fadhel Jaïbi, Corps otages qui était à l’affiche du 7 au 10 juin dernier. Le travail de ce dramaturge, l’un des plus doués de sa génération, mérite en effet de figurer sur une scène internationale. Jaïbi s’est taillé une belle réputation grâce à ses pièces ciselées, à l’extrême rigueur de ses mises en scène et à son excellente direction d’acteurs. Après Soirée particulière et Jounoun, le voici de retour avec une thématique ô combien actuelle : l’intégrisme. Jouda, une enseignante voilée, se fait exploser dans la cour de son lycée. Pourquoi ? Avec cette question récurrente s’ouvre Corps otages, une pièce-procès, un tribunal en Tunisie. Témoins et complices se succèdent, interrogés par une police qui ne ménage ni ses mots ni ses manières. Une galerie de portraits se dessine, campés par d’excellents comédiens. Modernistes obstinés, nouveaux convertis, islamistes décidés à venger l’honneur bafoué de la Oumma, rêveurs impénitents, mystiques persuadés de chasser le mal à coups de prières, nationalistes forcenés…
Tout est dit à partir d’une gestuelle de prières et de circonvolutions, sur une partition crescendo de cris de torture, à travers un texte en dialecte tunisien (sous-titré pour le public non arabisant). Reste la tension permanente des interrogatoires, le ballet macabre des voiles, le désarroi d’individus pris en tenailles entre des modernistes oppresseurs et des islamistes rêvant d’instaurer la charia.
L’on s’étonne toutefois que ce scénario-catastrophe trouve pour scène la Tunisie. Ni l’histoire ni les murs de ce pays ne s’y prêtent, malgré la résurgence réelle du foulard et le débat qui l’entoure actuellement (voir en p. 44 de ce numéro). Les hidjab à l’iranienne, comme la teneur tragique du texte, se détachent sans cesse du contexte tunisien comme un masque qui ne collerait pas au visage. De même que la thèse d’un terrorisme féminin a du mal à convaincre. Il y a donc un hiatus entre le propos et le lieu où il se tient, entre le drame et ses interprètes tunisiens, qu’on dirait d’emprunt. En outre, si le texte est d’une grande intelligence d’analyse, il tombe dans le travers de vouloir tout expliquer, ne laissant au spectateur aucune marge d’interprétation personnelle. On sort brisé et sans espoir. S’ajoute l’impression d’avoir fait endosser à la Tunisie une fiction qu’il est abusif de présenter comme la réalité de demain. Et l’effroi de voir les tchadors investir l’espace de l’art après celui de la cité, nous rattrapant sur une scène européenne devenue indirectement une tribune où éclate le dilemme de l’élite arabe : faut-il diaboliser les islamistes ou tenter de les comprendre ? Leur ouvrir l’espace politique ou les en priver ? Tout cela est brillamment analysé, certes, mais sans émotion. On s’attendait à ce que Fadhel Jaïbi renoue d’autant plus avec la facture universelle de ses pièces qu’il est invité à l’Odéon. Il a, semble-t-il, cédé aux sirènes islamistes et à la fascination occidentale pour les barbes et les fichus.

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