Un scandale africain

Pourtant riche en ressources énergétiques, la majeure partie du continent vit au rythme épuisant des coupures et des pannes de courant. Premier responsable de ce gâchis : l’imprévoyance coupable des gouvernants.

Publié le 19 mai 2008 Lecture : 9 minutes.

Sur les quarante-huit pays d’Afrique subsaharienne, ils sont pas moins de trente à avoir connu, ces dernières années, de graves crises d’énergie et des coupures d’électricité intempestives. Même l’Afrique du Sud, locomotive du continent, est touchée par cette inquiétante épidémie depuis le début de l’année.
Le 10 janvier dernier, l’opérateur public sud-africain, Eskom, a en effet avoué son incapacité à fournir le courant nécessaire au fonctionnement du pays. Des quartiers ont été plongés dans le noir ; les délestages ont affecté le pays jusqu’à la fin avril ; les sociétés minières, qui emploient 450 000 personnes, ont dû fermer plusieurs jours en janvier ; les pertes, colossales, ont été estimées à 200 millions d’euros par jour, et la production minière affiche une baisse de 17,2 %. Pays qualifié d’émergent, l’Afrique du Sud ne parviendrait donc plus à nourrir sa croissance, qui passerait, selon les estimations, d’un 5,4 % réalisé en 2007 à un piètre 3,4 %.
La cause de cette gigantesque panne ? Il faut la chercher essentiellement du côté de l’imprévoyance des gouvernants, qui ont d’ailleurs présenté leurs excuses. Coupables de ne pas avoir développé les infrastructures au rythme imposé par l’expansion de l’économie, les autorités ont avoué ne pas avoir pris au sérieux les mises en garde formulées à ce sujet par les dirigeants d’Eskom, il y a déjà dix ans. Faisant lui-même acte de contrition, le chef de l’État, Thabo Mbeki, a reconnu ne pas avoir écouté les demandes de la compagnie lorsque celle-ci avait réclamé, dès 1998, davantage de crédits d’investissement pour accroître ses capacités de production.
Les fruits de la croissance (aux alentours de 4,5 % par an depuis 2004) ont permis de connecter plus de 3,5 millions de foyers au réseau national depuis 1994. Mais aujourd’hui, victime de son succès et incapable de satisfaire la demande, l’Afrique du Sud entraîne ses voisins dans sa chute. De Windhoek à Lusaka en passant par Harare, les délestages imposés par Eskom affectent toute la sous-région. Déjà passablement miné par la crise, le Zimbabwe a subi de graves coupures qui ont mis hors d’usage le réseau téléphonique, les feux de circulation et les transports ferroviaires de la capitale.
Les pays membres du Pool énergétique d’Afrique australe (SAPP) sont donc – bien malgré eux – solidaires dans le malheur. Si le SAPP a longtemps permis de vanter les vertus de l’intégration, il en incarne aujourd’hui les limites. L’Afrique australe, qui faisait figure d’exemple en ce domaine, montre qu’elle n’est pas moins exposée que d’autres à de brutales baisses de tension. Et ne fait que renforcer la situation catastrophique du continent.

Dakar, Conakry, Brazzaville, Douala dans l’obscurité
À l’échelle mondiale, l’Afrique subsaharienne demeure un nain énergétique. Le dernier rapport du Fonds monétaire international (FMI) sur les perspectives économiques régionales (paru en avril) consacre un chapitre entier à la « crise de l’électricité en Afrique subsaharienne ». Cette dernière produit péniblement 495 kWh par habitant, alors que l’Afrique du Nord atteint 1 330 kWh/habitant, l’Asie du Sud-Est 2 398 et l’Amérique du Nord 14 723 (selon l’Observatoire des énergies renouvelables et EDF) ! Au total, sa capacité de production ne dépasse pas celle de l’Espagne, et si l’on exclut l’Afrique du Sud, celle de l’Argentine ! Des chiffres d’autant plus préoccupants que la croissance de la production d’électricité en Afrique subsaharienne est plus faible qu’ailleurs. Elle n’excédait pas 0,7 % en 2006, contre 4,9 % pour l’Afrique du Nord. Si les dirigeants subsahariens veulent faire passer le taux d’accès au courant à 35 % de leur population d’ici à 2015, il leur faudra investir pas moins de 47 milliards de dollars par an, soit entre 6 % et 7 % du PIB total de la région.
La contre-performance met, par ailleurs, en danger les Objectifs du millénaire. Comment se soigner si l’on ne peut conserver à basse température les vaccins et les médicaments nécessaires ? Comment avoir accès à une nourriture saine sans réfrigérateur ? Comment se procurer une eau propre sans infrastructures de pompage ? Comment communiquer avec ses clients et ses fournisseurs si les télécommunications ne peuvent plus fonctionner ? À l’heure actuelle, seuls 24 % des Subsahariens ont accès à un réseau électrique. Quelque 500 millions de personnes sont donc privées de courant ou obligées de produire localement leur propre énergie électrique, à un coût souvent très élevé, tant pour elles que pour leur environnement.
Pis, l’accroissement de la demande devrait conduire le continent à connaître des pénuries de plus en plus fréquentes et de plus en plus massives. Selon l’Agence internationale de l’énergie (AIE), la grande majorité de la population subsaharienne sera encore privée d’électricité d’ici à 2020.

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Des dirigeants irresponsables
Après avoir glosé sur le scandale géologique africain, on parle aujourd’hui de scandale énergétique. La multiplication des pénuries n’est pas due au hasard. Elle résulte clairement d’un manque de prospective, tant de la part des gouvernants africains que de celle des bailleurs de fonds, qui se sont le plus souvent limités à gérer l’existant sans daigner investir dans le développement des capacités de production. C’est notamment le cas pour l’Afrique du Sud, pays longtemps vanté pour la qualité de son administration : aucune centrale électrique n’a été construite depuis la fin de l’apartheid, alors que les incidents se sont multipliés sur un parc vieillissant, entraînant une perte de 20 % de la production. Mais c’est aussi le cas ailleurs sur le continent, où la pénurie guette depuis le milieu des années 1990. À l’époque, l’explosion de la demande émanant d’une population urbaine de plus en plus dense devient particulièrement difficile à gérer. C’est également à cette période que l’on constate un désinvestissement flagrant de la puissance publique, celle-ci estimant souvent qu’il incomberait au repreneur de planifier le redéploiement des entreprises historiques récemment privatisées. Résultat : plusieurs compagnies africaines de production et de distribution d’électricité ont vite été dépassées. Si la Côte d’Ivoire a fait le bon choix en confiant dès 1990 au français Bouygues la destinée de la Compagnie ivoirienne d’électricité (CIE), d’autres, comme le Sénégal, la Guinée, le Togo ou le Cameroun, ont pris du retard, et se trouvent aujourd’hui confrontés à une insécurité énergétique inquiétante. Suffisamment préoccupante, en tout cas, pour faire sortir de sa réserve légendaire le chef de l’État, Paul Biya. Dans son message aux Camerounais à l’occasion du nouvel an 2008, il a stigmatisé les retards pris par son pays en matière énergétique et dénoncé les insuffisances de l’opérateur national Sonel, repris par la compagnie américaine AES Sirocco en 1998 (pour former l’AES-Sonel). Cette intervention n’est pas fortuite : la faiblesse de l’offre est en passe de devenir une menace pour l’ordre public. Le 17 septembre 2007, une marche organisée pour le rétablissement de l’électricité dans la ville d’Abong-Mbang (Est) a dégénéré en affrontements avec les forces de l’ordre, se soldant par la mort de deux manifestants. Même coup de gueule, le 14 janvier, au Sénégal, où les habitants de Moudéry (Est) sont descendus dans la rue au cri de « À bas la Sénélec ! » pour réclamer la fin des délestages pendant les retransmissions des matchs de la Coupe d’Afrique des nations. Tandis qu’à Conakry les étudiants continuent de réviser leurs examens à la lueur des réverbères. En Guinée, les revendications populaires pour une meilleure alimentation en électricité commencent à porter leurs fruits. Parmi les exigences des manifestants, qui ont paralysé la capitale guinéenne en janvier 2007, la fourniture d’énergie a été érigée en priorité par le gouvernement de Lansana Kouyaté.

Survivre sans courant ? Pour combien de temps encore.
Après les émeutes de la faim, l’Afrique va-t-elle connaître la révolte de l’électricité ? La question est d’autant plus sensible que les pénuries ne font souvent qu’accroître les inégalités. Dans les pays les plus pauvres, la majorité souffre en silence pendant que quelques happy few vivent dans un confort révoltant. Roulant en 4×4 pour ne pas ressentir les chaos d’une chaussée défoncée, équipés de surpresseurs qui leur assurent une alimentation ininterrompue en eau potable, ces privilégiés ont bien sûr les moyens de s’offrir un groupe électrogène. Ils vivent dans des oasis de lumière, bercés par le ronronnement de leurs climatiseurs, pendant que leurs voisins s’éclairent à la chandelle.
Dans plusieurs capitales d’Afrique centrale, la faiblesse des ressources oblige les autorités à imposer un certain rationnement et les compagnies à distribuer le courant avec parcimonie. Quartier par quartier, les délestages se succèdent selon un planning préétabli (comme à Brazzaville), mais qui peut subir certaines modifications impromptues. L’appel irrité d’un ministre ou d’un proche du chef de l’État peut conduire le technicien chargé de la gestion du réseau à rétablir le courant dans certaines zones sensibles, laissant les autres dans l’obscurité la plus totale pendant toute une nuit. Certains techniciens sans scrupule peuvent aussi monnayer leur « collaboration ». Et si certains centres de secours sont équipés de groupes électrogènes, rien n’indique que ces générateurs disposeront de la maintenance, du carburant et du budget nécessaires à pérenniser leur fonctionnement.

Des ressources largement suffisantes
Face à ces passe-droits et autres petits arrangements coupables, le ras-le-bol est de plus en plus vif. Dotée de ressources hydrauliques inépuisables, l’Afrique subsaharienne dispose d’une houille blanche qui n’a jamais été valorisée comme elle aurait dû l’être. La Guinée, systématiquement qualifiée de château d’eau de l’Afrique de l’Ouest, ne parvient pas à produire suffisamment de courant pour transformer localement sa bauxite en aluminium. Elle se voit forcée d’exporter la matière première sans profiter de sa valeur ajoutée. Idem au Cameroun, qui dispose du deuxième potentiel hydraulique d’Afrique, après la RD Congo. Le géant congolais détient pourtant à Inga un site prometteur pour l’avenir énergétique du continent tout entier. Les barrages du « Grand Inga » pourraient tirer profit du courant du fleuve Congo et développer une puissance de 39 000 MW (plus du double du barrage des Trois-Gorges en Chine), ce qui lui permettrait d’exporter du courant du Caire au Cap. Reste à trouver le financement de l’ouvrage, estimé entre 40 milliards et 50 milliards de dollars (voir ci-contre) !
Mais la mobilisation des ressources n’implique pas forcément des réalisations aussi pharaoniques que celle d’Inga. Localement, des solutions existent, qui visent à valoriser les atouts de chacun pour contribuer à satisfaire les besoins de tous. Ainsi, au Gabon, les réserves d’hydrocarbures sont désormais utilisées pour produire du courant, comme le fait la Société d’énergie et d’eau du Gabon (SEEG) en alimentant sa centrale d’Owendo avec du gaz gabonais. Un contrat d’achat a été signé avec le français Perenco pour la fourniture de 100 millions de m3 de gaz par an. Extrait de champs pétrolifères situés au sud de Port-Gentil, le combustible sera acheminé par pipeline jusqu’à Libreville sur une distance de 600 km.
Cette solution n’est pas réservée aux seuls producteurs d’hydrocarbures. Un gazoduc de 678 km en cours d’installation va ainsi permettre au Bénin, au Togo et au Ghana de profiter du gaz nigérian pour produire leur propre énergie. Une coopération que favorise la Cedeao à travers le West African Power Pool, réseau électrique sous-régional qui vise à renforcer la complémentarité entre ses membres. Ainsi l’interconnexion entre la Côte d’Ivoire et le Mali, qui a été lancée le 26 janvier dernier à Sikasso, constitue un maillon dans la toile d’araignée énergétique qui doit relier à terme les pays d’Afrique de l’Ouest.
Certes, tout le monde n’a pas la chance, comme le Nigeria, le Gabon ou la Côte d’Ivoire, d’avoir des hydrocarbures à revendre. Tout le monde n’a pas la chance non plus, comme le Cameroun ou la Guinée, d’avoir un réseau fluvial adapté à la production d’électricité. Certes, l’Afrique du Sud n’a pas de pétrole, ni même de fleuve aussi puissant que le Congo. Mais elle a des voisins. Et si elle a longtemps revendu son énergie à ses partenaires du Pool énergétique d’Afrique australe, pourquoi ne pourrait-elle pas devenir leur cliente ? Le Mozambique est déjà exportateur d’hydroélectricité aujourd’hui. La Namibie, grâce à son propre uranium, pourrait le devenir demain.

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