Presse qui roule n’amasse pas mousse

Le malaise des journalistes, qui pendant longtemps a semblé ne concerner que les rares professionnels indépendants, s’étend désormais à des catégories qui ne s’étaient pas signalées jusqu’à présent par leur activisme militant : les employés des médias pub

Publié le 19 mai 2008 Lecture : 5 minutes.

La date n’a pas été choisie au hasard : le 2 mai, à la veille de la Journée mondiale de la liberté de la presse, les téléspectateurs tunisiens ont assisté à un spectacle assez inhabituel : la diffusion, coup sur coup, d’abord sur Hannibal TV, la seule télévision privée du pays, puis sur Tunis 7, la chaîne publique, de deux débats contradictoires sur le thèmeÂÂÂ de la liberté de la presse. Même si les propos tenus à l’antenne sont restés très policés, la diffusion de ces émissions constitue un petit événement. Simultanément, le président Zine el-Abidine Ben Ali lançait un appel aux journalistes tunisiens et à l’association des directeurs de journaux les exhortant à « bannir toute forme d’autocensure et de censure externe » et les invitant à « faire preuve de plus d’audace dans le traitement des sujets ». Ces initiatives interviennent dans un contexte de crise larvée.
Car la grogne monte chez les journalistes tunisiens. Le malaise, qui pendant longtemps a semblé ne concerner que les rares journalistes indépendants, s’étend désormais à des catégories qui ne s’étaient pas signalées jusqu’à présent par leur activisme militant : les employés des médias publics. Début janvier, l’Association des journalistes tunisiens, discréditée, s’est sabordée pour laisser place au Syndicat national des journalistes tunisiens (SNJT), dont la direction, issue de la liste « alternative syndicale », conduite par Néji Bghouri, revendique son indépendance par rapport au pouvoir. Fin mars, un groupe de sept journalistes, comptant parmi les plus anciens et les plus expérimentés du quotidien gouvernemental en langue française La Presse, a constitué « un comité de réflexion et de sauvetage » et rendu public un document d’une dizaine de pages pointant les insuffisances, carences et entorses à la déontologie affectant leur journal (voir encadré). Enfin, dernièrement, les employés d’Assahafa, le pendant arabophone de La Presse, leur emboîtaient le pas en réclamant « une répartition équitable des missions » ainsi qu’une revalorisation de la pige et des salaires.
« Nous ne reconnaissions plus notre journal, explique Faouzia Mezzi, l’une des signataires du rapport. La Presse était une institution, un journal de référence. Nous y travaillons depuis des décennies, et nous avons constaté sa dégradation, son essoufflement. La plupart d’entre nous approchons du terme de notre carrière, et nous avons voulu prendre nos responsabilités. Ce n’était pas aux jeunes de le faire et si nous les avions associés à notre démarche, peut-être cela les aurait-il desservis. Tous les points qui figurent dans le document ont été soulevés, par deux fois, lors de comités directeurs du journal au cours de l’année écoulée, mais en vain. C’est ce qui nous a amenés à le publier sur Internet, non sans l’avoir, au préalable, adressé aux autorités compétentes. »

Manque de moyens
La Presse affiche des comptes largement bénéficiaires, grâce aux publicités et à la rubrique, très lue, des petites annonces. Mais sa rédaction manque cruellement de moyens. Et ses journalistes sont régulièrement dissuadés d’écrire par une hiérarchie apparemment soucieuse d’éviter tout ce qui pourrait faire des vagues. Résultat : les genres nobles – enquêtes, reportages, portraits, dossiers – ainsi que les rubriques – « Humeur », « Faits divers », « Pris sur le vif » – ont pratiquement disparu des colonnes du quotidien
Les sept « frondeurs » n’ont été ni sanctionnés ni inquiétés. Interpellée, la direction n’a pas officiellement réagi mais a promptement fait réparer les toilettes de l’entreprise, qui fuyaient de partout ! C’est peut-être un début. Fin avril, trois des signataires du rapport, Fadhila Bergaoui, Sofiane Ben Farhat et Raouf Seddik, ont été reçus par Chaouki el-Aloui, chef de cabinet du ministre de la Communication et des Relations avec le Parlement, Rafaa Dkhil. Dans le prolongement de cette rencontre, fin mai – la date n’a pas encore été arrêtée -, un séminaire regroupant des représentants du ministère, des journalistes, des spécialistes des sciences de l’information et de la communication, ainsi que des membres de la société civile devrait être organisé à Tunis.
Le paysage de la presse écrite a connu de profonds bouleversements ces dernières années. La suppression du dépôt légal pour les publications, effective depuis un peu plus de deux ans, a marqué une incontestable avancée réglementaire. Mais cette mesure attendue n’a pas entraîné les changements espérés dans le contenu des titres, qui se caractérisent toujours par leur uniformité de ton et leur extrême frilosité dans le traitement des questions politiques. Le président Ben Ali était pourtant déjà monté au créneau en 2000 en engageant les directeurs de journaux à écrire en toute liberté et « à le prévenir en cas de tracasseries ». Force est de constater qu’il n’a guère été entendu.

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Déficit de reconnaissance
Si le malaise est profond, les protestations sont essentiellement individuelles, et la mobilisation des journalistes n’a rien de comparable avec celle, par exemple, des avocats. Car la corporation n’en est pas une. La profession manque d’homogénéité et « d’esprit de corps ». Tabloïds et journaux à sensation, qui se sont multipliés, se livrant une concurrence acharnée pour capter la manne publicitaire, ont recruté à tour de bras des personnes qui n’étaient ni formées à l’écriture ni rompues aux règles élémentaires de la déontologie. Peut-être parce qu’ils avaient tendance à voir derrière chaque journaliste professionnel un opposant tapi dans l’ombre. « Les choses ne vont pas en s’améliorant, explique un confrère, qui souhaite rester anonyme. Les conditions matérielles et morales se dégradent d’année en année, et tout ne peut être imputé à la censure ou à l’autocensure. En plus d’être mal payés, les journalistes tunisiens souffrent d’un déficit de reconnaissance. Ils se sentent méprisés par les deux bouts de la chaîne : par leur hiérarchie, ultraconformiste, comme par leurs lecteurs, qui se détournent de leur production au profit des nombreux sites Internet d’information économique de bonne facture qui fonctionnent presque sans entraves. Bref, ils sont touchés par le syndrome du déclassement. » L’absence d’une presse de qualité engendrant, mécaniquement, la dévalorisation du métier, il n’est donc pas étonnant de voir les actions se multiplier, même si, pour l’instant, elles n’ont débouché sur rien de concret.

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