Coronavirus : la justice algérienne au ralenti
Tribunaux à l’arrêt, prisons sécurisées, visites suspendues… Alors que de nombreux procès anti-corruption sont programmés dans les jours à venir, la pandémie de Covid-19 contraint les autorités à revoir le fonctionnement de la justice algérienne.
Condamné le 11 mars dernier à un an de prison dont six mois avec sursis pour « atteinte au moral de l’armée », Karim Tabbou, l’une une des figures du Hirak, devait sortir de prison ce jeudi 26 mars. De sa cellule, l’homme a lancé un appel à ceux qui avaient prévu de venir l’acclamer à sa sortie : « Les consignes strictes de distanciation sociales sont imposées pour limiter la propagation de cette pandémie [de Covid-19, ndlr]. C’est pourquoi, je vous demande de respecter ces consignes et ne pas faire le déplacement. Il s’agit de se préserver et ne pas s’exposer aux risques de contamination. »
Depuis, sa peine a été alourdie à un an de prison ferme par la cour d’Alger. L’audience s’est tenue ce mardi sans le prévenu, victime d’un problème de santé. Ses avocats n’avaient pas non plus été conviés. Même ambiance particulière, le 23 mars, à Koléa, à l’ouest d’Alger : enceinte du tribunal désinfectée, public interdit, présence peu nombreuse des avocats, famille et proches priés de ne pas faire le déplacement.
Audiences suspendues
La justice n’échappe pas aux mesures drastiques mises en place à travers le pays pour tenter de limiter la progression du virus. Le 16 mars, au moment où l’Algérie enregistrait 54 de personnes infectées – dont quatre décès [contre 201 cas et 15 décès aujourd’hui, ndlr] -, le ministère annonçait avoir pris une batterie de décisions pour réglementer les activités des tribunaux, et sécuriser les établissements pénitentiaires.
Les audiences du tribunal criminel, en première instance et en appel, ainsi que les audiences correctionnelles sont elles aussi suspendues à tous les niveaux. Celle qui sont déjà engagées et concernent des personnes en détention préventive sont maintenues. En revanche, nul n’est autorisé à assister au déroulement des procès, y compris les membres de la famille des prévenus. Les affaires en référé sont maintenues, ainsi que les audiences administratives.
Des mesures spécifiques auraient dû être effectives dès l’apparition des premiers cas
« En raison de leur caractère d’urgence, les litiges et différends administratifs ou financiers peuvent se dérouler, justifie l’avocat Maachou Kamel. Leur tenue ne nécessite pas la présence des parties. Il faut que le pays continue de tourner, même en temps de confinement. » Si les audiences civiles sont ajournées au niveau des tribunaux, elles pourront se tenir au niveau des cours. Mais là encore, elles ne sont ouvertes qu’aux avocats, sans les parties. La réception du public au niveau des juridictions est également suspendue, sauf en cas de nécessité absolue. Charge aux présidents des juridictions d’apprécier, au cas par cas, ce qu’il convient de faire.
Au ralenti
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À situation exceptionnelle, mesures exceptionnelles, observe l’avocat Aissat Daï, depuis Bejaïa. Dans cette ville de Kabylie, la première personne positive au Covid-19 est un avocat de 42 ans, qui enseigne par ailleurs à l’université Abderrahmane Mira. « Dès que l’information a circulé, une angoisse particulière a saisi l’ensemble de la corporation, relate Aissat Daï. À mon niveau, j’ai décidé de suspendre toutes mes activités. Je devais plaider une affaire de trafic de stupéfiants, elle a été remise aux calendes grecques. Tous les tribunaux n’ont pas fait l’objet d’une désinfection… Pour une fois qu’on ne se plaindra pas du renvoi des dossiers. »
Installé à Tizi Ouzou, l’autre grande ville de Kabylie, Hakim Saheb a réduit ses activités au minimum, avant d’opter pour le confinement. Lui regrette la lenteur des décisions prises par la tutelle : « Des mesures spécifiques auraient dû être effectives dès l’apparition des premiers cas. Ici, nous n’avons pas attendu le communiqué du ministère pour agir, qu’il s‘agisse du déroulement des procès ou de la désinfection des cours. »
Le dossier de mon client n’a pas bougé depuis son incarcération en avril 2019
Après la Kabylie, c’est au tour des professionnels de la capitale de s’inquiéter des conditions d’exercices. Depuis que l’Algérie est passée au stade 3 de l’épidémie, l’ordre des avocats d’Alger a décidé de suspendre toute activité judiciaire, quelle que soit sa forme, à travers toutes les juridictions.
Nombre de dossiers en cours d’instruction sont désormais à l’arrêt, dont ceux concernant deux anciens Premiers ministres, Abdelmalek Sellal et Ahmed Ouyahia, une vingtaine d’anciens membres du gouvernement ainsi que plusieurs chefs d’entreprise, poursuivis pour des affaires de corruption. « La grande majorité des affaires est en attente, confirme Souad, une jeune avocate qui défend les intérêts d’un homme d’affaires emprisonné à El Harrach. Le dossier de mon client n’a pas bougé depuis son incarcération en avril 2019. »
Désinfecter les prisons
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Les mesures et les recommandations pour tenter d’endiguer la propagation du virus touche également le fonctionnement des 130 prisons, et de leurs plus de 90 000 pensionnaires. Comme dans d’autres pays, les visites au parloir, les ateliers externes et les permissions de sortie pour les détenus sont suspendus. Seuls les avocats peuvent leur rendre visite. Mais tandis qu’ils se tenaient jusqu’ici dans l’intimité d’un petit bureau, autour d’une table, sous le regard d’un surveillant qui fait le guet à travers la porte, ces rendez-vous ont lieu désormais au parloir, lequel était auparavant réservé aux familles.
L’angoisse, l’inquiétude, la peur de la contamination terrorisent les robes noires. L’ordre des avocats d’Alger a recommandé à tous les avocats l’arrêt « immédiat » des visites dans les prisons « sans exception » et « sous quelque prétexte que ce soit ». Il a en outre activé une « caisse financière » pour venir en aide à ceux qui pourraient pâtir de l’épidémie. Avocate et mère de deux enfants en bas âge, Souad ne cache pas son anxiété : « J’ai très peur. Je suis la seule à la maison qui continue de travailler. J’ai peur d’être contaminée et de le transmettre aux miens et aux autres. Je vais suivre les recommandations de l’ordre des avocats et ne plus aller au parloir. »
On ne peut pas aller dans le fond des affaires en discutant au téléphone
Le 22 mars, elle s’est rendue, presque à reculons, à la prison de Koléa, où est emprisonné l’un de ses clients. « Prise de température à l’entrée, port de gants et de bavette obligatoire, téléphone désinfecté, des mesures strictes ont été mises en place pour chaque personne qui se présente devant l’établissement », nous raconte-t-elle. Visite contrainte, tant les échanges par téléphone ne permettent pas un bon suivi du dossier entre l’avocat et son client. « On ne peut pas aller dans le fond des affaires en discutant au téléphone », justifie Souad. Surtout, « ces visites sont précieuses pour ces hommes et ces femmes qui purgent, pour certains, de longues peines. » Et qui sont désormais coupés des leurs.
« Ils demandent des nouvelles de leurs femmes et de leurs enfants, raconte encore Souad. Ils sont angoissés à l’idée qu’ils puissent manquer d’agent ou qu’ils ne puissent pas faire leurs courses. Je lis de la peur sur le visage de mes clients. C’est comme s’ils me demandaient de faire quelque chose, de les faire sortir pour qu’ils puissent rejoindre leurs proches. Émotionnellement, c’est très douloureux. »
Reliés au monde l’extérieur grâce à la télévision disponible dans certaines salles, les prisonniers vivent une double angoisse : celle de voir leurs proches infectées par le Covid-19 et celle de tomber eux-mêmes malades en prison. Alors que dans la Tunisie voisine, le président Kaïs Saïed a ordonné, le 20 mars, la désinfection de l’ensemble des institutions pénitentiaires, et gracié près de 2 000 détenus, nulle mesure similaire n’a été annoncée en Algérie.
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