Le chat, la tortue et l’individu

Publié le 19 mai 2008 Lecture : 2 minutes.

Un de mes collègues, appelons-le Gontran, s’étonnait dans les années 1980 d’avoir beaucoup de difficultés à publier ses papiers scientifiques. Un directeur de revue lui apprit que les comités de rédaction se méfient des scientifiques qui publient seuls. Qui leur dit qu’il ne s’agit pas d’un fou ou d’un plagiaire ? Au moins, avec deux ou trois auteurs, on est quasiment sûr d’éviter les fadas – ceux-ci ont tendance à travailler dans la solitude. Indigné, Gontran prit l’habitude de citer comme coauteurs de ses articles son chat et sa tortue. Son chat s’appelait Milou : il en fit Dr Mill Hoew. Quant à sa tortue, Joséphine, il la rebaptisa Dr Josef Hine. Du coup, on prit au sérieux ses articles. Mieux : le chat et la tortue commencèrent eux aussi à recevoir des invitations aux congrès scientifiques. Gontran y allait tout seul et excusait ses deux coauteurs à la santé chancelante : Mill Hoew avait souvent des indigestions (mange trop de sardines) et Josef Hine ne pouvait se déplacer facilement (porte sa maison sur son dos).
Tout cela est amusant mais aussi un peu inquiétant. Une bonne partie du progrès humain des cinq derniers siècles est quand même due à l’émergence de l’individu, à son émancipation du groupe. Après tout, on parle des droits de l’homme, non de la meute.
Si je me suis souvenu de l’anecdote du chat et de la tortue, c’est que j’ai l’impression depuis quelque temps d’avoir le même problème que Gontran. Je reçois des invitations à participer à des débats, je dis oui pour ne pas désobliger la puissance invitante et patatras ! tombe la question :
– Vous êtes de quelle association/groupe/ethnie/tribu ?
Je réponds que je ne représente rien d’autre que ma petite personne. Tête de l’organisateur qui commence déjà à regretter d’avoir pris contact avec ce monsieur « coupé de l’arbre », comme on dit au Maghreb. Ça m’est arrivé, encore hier, au moment où je voulais poser une question dans un débat. Le modérateur, une espèce de pubescent désinvolte, m’interrompt :
– T’es d’quelle communauté, toi ?
– De la communauté « moi ». En maths, ça s’appelle un singleton.
– Un simpleton ? Un simplet, tu veux dire ? Un idiot ?
C’est ça, un idiot. On a peut-être oublié l’étymologie du mot, ça ne vient rien dire d’autre qu’individu un peu à part, aux opinions singulières.
Mais on a beau faire, on est toujours rattrapé par l’air du temps. L’autre jour, après que j’eus refusé au téléphone de me rattacher à quelque groupe que ce soit pour un débat à Bruxelles, quelle ne fut ma surprise de voir un mot entre parenthèses suivre mon nom dans la petite affiche postée à l’entrée de la salle. Ajustant mes lunettes, je découvris ceci : Mr Machin (Maghreb). Cette indication ne me déplut point, mais en regardant les noms des Européens qui participaient à ce même débat, on s’apercevait qu’ils n’étaient, eux, suivis par aucune indication entre parenthèses. Pourquoi ? Parce que l’Europe serait plus avancée que nous ? Il y avait de quoi taper sur la tête de l’organisateur avec les oeuvres complètes d’Ibn Roshd, si elles n’avaient pas, hélas, presque entièrement disparu – à cause d’un groupe de fanatiques.
Alors, sommes-nous condamnés à une vie entre parenthèses parce que nous n’osons pas nous émanciper du groupe ? Je pose la question, avant d’aller nourrir mon chat.

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