L’audit explosif des années Conté
Les récentes investigations effectuées par des consultants privés ont révélé de graves malversations financières imputables à l’administration. Revue de détail…
L’histoire aurait pu nourrir un scénario de série B. Un rapport d’audit sur « la gestion du ministère de l’Économie, des Finances et du Plan » vient de révéler, sur près de deux cents pages, les nombreux dysfonctionnements de l’administration. Rédigé sous la bannière de la Société guinéenne de révision et de conseil (SGRC, cabinet d’audit indépendant), il est l’oeuvre de consultants issus de grands cabinets internationaux, comme Ernst & Young et PricewaterhouseCoopers, qui ont planché sur les recettes, les dépenses et le patrimoine de l’État. Le fruit de leur travail a été remis au début du mois d’avril à Saïdou Diallo, ministre du Contrôle économique et financier, de l’Éthique et de la Transparence. Commandité par le gouvernement de Lansana Kouyaté, le rapport démonte les mécanismes d’un système qui a dilapidé une partie des ressources du pays, anéanti les réserves de change de la Banque centrale de la République de Guinée (BCRG), favorisé une inflation à 40 %, fait chuter les recettes du budget à 3 000 milliards de francs guinéens (FG, environ un demi-milliard d’euros, soit la moitié du budget du Mali), et mis l’État dans l’impossibilité de fournir à la population des services élémentaires comme l’eau courante, l’électricité ou les transports publics.
Principale source de recettes du pays, la douane est le corps le plus touché par la corruption, notamment dans la capitale, Conakry, où les experts ont relevé les cas de malversations les plus graves. Non sans mal. Selon les enquêteurs, Ousmane Doré, le nouveau ministre de l’Économie, dont la principale mission est de remettre de l’ordre dans les finances du pays, n’a pas souhaité les recevoir ; Morissanda Condé, directeur de la Division des recettes, a pris un congé de trois mois peu avant le début de la mission d’audit, en septembre 2007 ; et le receveur spécial des douanes, la Direction nationale des douanes (DND) ainsi que la BCRG ont refusé de fournir des relevés de comptes. Sans compter que, contrairement à tous les autres départements de la DND, la division des recettes n’est pas informatisée et ne dispose pas d’une comptabilité automatisée. Pas de quoi faciliter la tâche des auditeursÂ
La consultation de registres disparates et peu lisibles a toutefois permis de découvrir que, pour la seule année 2006, 355 conteneurs de 20 pieds et 26 conteneurs de 40 pieds, censés appartenir à la présidence et à la Fondation Maman-Henriette-Conté (du nom de la première dame du pays), ont été sortis du port sans paiement de taxes. À en croire le document, « toutes ces sorties ont été autorisées par le directeur national adjoint de la douane, Aboubacar Bruno Bangoura, sans aucun justificatif. Ces conteneurs sont débarqués directement dans des magasins de commerçants et mis sur le marché. Ils contiennent diverses marchandises : concentré de tomate, lait, sardines, dentifrice »
272 appareils dentaires
Du début de l’année 2006 à la fin du premier trimestre de 2007, ajoute le rapport, 450 véhicules ont été soustraits du circuit sans être dédouanés. Parmi lesquels des voitures non déclarées et non régularisées sorties par Aboubacar Bruno Bangoura et par le chef du bureau Conakry Port, Soriba Bangoura. Des véhicules stockés dans les entrepôts du transitaire Transco ont également été enlevés sans être « liquidés ». Suivant le même procédé, les droits sur 805 groupes électrogènes, 272 appareils dentaires, 271 citernes et 272 radiateurs de véhicules se sont volatilisés.
Mais c’est sous le chapitre des « effets personnels » que les enquêteurs ont découvert les malversations les plus grossières. Tout, y compris des objets de grande valeur, est rangé dans cette rubrique, qui, à l’origine, ne concerne que « des biens en général usagés, de valeur relativement faible, en quantité raisonnable, et non destinés à être commercialisés ». « Les biens dédouanés sous le régime Âeffets personnels de 2006 au premier trimestre de 2007 ont porté sur un montant de 8,88 milliards de FG en valeur douanière tandis que les droits perçus sont de 177,5 millions de FG. » Un importateur du nom d’Ibrahima Camara a, par exemple, déclaré comme « effets personnels » deux Nissan Patrol, deux Nissan Armada et deux Toyota Land Cruiser, qu’il a pu sortir en payant 300 000 FG de droits, soit 50 000 FG par voiture. « Sachant que chacun de ces véhicules vaut au moins 35 000 dollars et que le taux de dédouanement pour ces véhicules est de 44,71 %, les droits compromis s’élèvent globalement à 470 millions de FG. En appliquant les pénalités et amendes en vigueur, le montant à payer à la douane est de 1,8 milliard de FG », commentent les auditeurs, qui n’hésitent pas à pointer du doigt quelques hauts fonctionnaires, dont le gouverneur de la Banque centrale, Daouda Bangoura, qui a importé un 4×4 neuf et 345 ordinateurs dédouanés à 300 000 FG.
Absence d’appels d’offres
Plus grave, les sommes astronomiques mentionnées au titre de la « demande descriptive d’importation » (DDI, redevance donnant droit à l’importation de certains types de marchandises) ne sont pas reversées au Trésor public mais logées dans un compte géré par la directrice des douanes, Olga Siradin, et son adjoint Aboubacar Bruno Bangoura. Où va la redevance DDI, qui s’est élevée à plus de 50 milliards de FG pour l’exercice 2006 ? « On sait très bien qui vient puiser dans ce fonds », répondent ses gestionnaires. Allusion au chef de l’État, Lansana Conté ? En tout état de cause, cette explication ne saurait justifier que de l’argent échappe au Trésor.
Ce dernier ne se comporte guère mieux, en recourant systématiquement, et sans appels d’offres, à deux fournisseurs pour la confection d’imprimés. Entre 2006 et 2007, la direction nationale du Trésor a versé 4,88 millions d’euros aux imprimeries Delarue International (timbres fiscaux, quittanciers à souches, vignettes automobiles) et François-Charles Oberthur (talons de passeports et de cartes de séjour, carnets de pèlerinage). Tous ces documents ont été commandés en surnombre : 50 millions de timbres fiscaux (alors que la consommation moyenne annuelle s’élève à un demi-million d’unités) ; 205 740 vignettes (seulement 87 634 ont été légalement écoulées en 2006) ; 100 000 carnets de pèlerinage (jamais utilisés)Â Les imprimés restants alimentent les circuits de vente parallèles dont profitent de hauts responsables du Trésor. « Au titre de l’exercice 2006, les ventes de timbres fiscaux à 5 000 FG se sont élevées à 1,46 milliard de FG (292 000 unités), la part revenant à l’État serait donc de 730 millions de FG. Or le montant reversé par Sabari International [la structure chargée des ventes, NDLR] est de 108 millions de FG selon les états fournis par le receveur central du Trésor et de 22 millions selon les informations du tableau de bord des recettes tenu par le ministère des Finances. »
Presque systématiquement, une importante partie des ressources censées atterrir dans les caisses de l’État se retrouve sur les comptes d’entreprises ou dans les poches de quelques particuliers. Pour donner une idée des sommes détournées, les auditeurs se sont penchés sur la manière dont le Trésor gère la taxe unique sur les véhicules. Outre le gaspillage des 8,89 milliards de FG, dû à la commande excédentaire de vignettes, les auditeurs évoquent un manque à gagner de 162 millions de FG correspondant à la « perte non justifiée » des documents. Une « insuffisance de reversement au Trésor » estimée à 693 millions de FG, et une « insuffisance de rétrocession à la ville de Conakry » à hauteur de 550 millions. « Nous relevons un déficit de reversement de 1,4 milliard de FG sur un montant de 4 milliards, soit 35 % d’écarts injustifiés », conclut le rapport.
Poursuites judiciaires ?
Loin d’être fortuit, l’état de délabrement de l’économie du pays s’explique en partie par cette gestion prédatrice. Capables de couvrir trois mois d’importations à la fin de 1999, les réserves de change du pays sont devenues négatives au début de 2006. La mise à mal des équilibres macroéconomiques a porté le prix du sac de 50 kg de riz, l’aliment de base des Guinéens, à 140 000 FG, soit plus que le salaire moyen dans le pays. Nommé au lendemain des manifestations populaires de janvier et février 2007, le « gouvernement de consensus » a préféré évaluer le passif avant d’envisager des mesures correctrices. Les audits qu’il a commandités, surtout celui sur le ministère de l’Économie et des Finances, a produit des résultats. Vont-ils donner lieu à des poursuites judiciaires, comme cela a été promis aux Guinéens ? Comment vont réagir le président Lansana Conté et son entourage, épinglés par le rapport ? Une seule certitude : mis en place pour redresser le pays et éradiquer les dérives du passé, le gouvernement de Lansana Kouyaté joue sa crédibilité devant des faits de mauvaise gestion si précis, et des auteurs si nettement identifiés.
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