La guerre des rezzous

Accusé depuis plusieurs mois de vouloir déstabiliser N’Djamena, le régime de Khartoum a subi le 10 mai une offensive au coeur même de la capitale. Menée par le chef rebelle darfouri Khalil Ibrahim, cette agression a-t-elle été téléguidée par le président t

Publié le 19 mai 2008 Lecture : 6 minutes.

Quoi qu’il en dise, Omar el-Béchir a eu chaud. Le 8 mai, quand les rebelles du Mouvement pour la justice et l’égalité (MJE) sortent du Darfour et entrent dans le Nord-Kordofan, à quelque 600 km de Khartoum, le chef de l’État soudanais n’imagine pas un seul instant que les rebelles darfouris peuvent fondre sur la capitale. D’ailleurs, il part en pèlerinage à La Mecque. Mais le matin du 10 mai, le réveil est brutal. Trois colonnes rebelles équipées de canons de 106 attaquent simultanément Omdurman, la ville jumelle de Khartoum, sur la rive ouest du Nil. L’une d’elles s’empare d’un objectif hautement stratégique : la base aérienne de Wadi Sayyedna. Une autre colonne s’infiltre dans Omdurman jusqu’au fleuve. Des chars et des hélicoptères de l’armée soudanaise entrent en action. Ils parviennent enfin à stopper les rebelles devant l’un des ponts qui relient Omdurman à Khartoum. Il était temps Bilan des combats : 97 soldats, 91 rebelles et 34 civils tués, selon l’armée soudanaise.
Depuis ce raid éclair, tous les Soudanais se posent la même question. Comment les rebelles ont-ils pu atteindre Khartoum sans coup férir ? Sans doute ont-ils progressé par petits groupes et de nuit, pour ne pas attirer l’attention de l’aviation soudanaise. Mais surtout, ils ont profité d’un gros défaut de leur adversaire : l’excès de confiance. Pas une seconde les services de renseignements du général Salah Gosh n’ont cru que le MJE oserait s’aventurer si loin de ses bases et attaquer le centre du pouvoir.

Règlements de comptes
Aujourd’hui, le général el-Béchir essaie bien de donner le change. Lors d’un meeting organisé à Khartoum, le 14 mai, il est apparu en uniforme militaire pour célébrer « la victoire ». Il a même accusé les rebelles d’être « à la solde d’Israël et des croisés ». Mais en réalité, au sein de l’appareil d’État, l’heure est aux règlements de comptes. « Nous avons tiré les leçons de ce qui s’est passé et, s’ils osent revenir, nous serons mieux préparés », reconnaît le secrétaire adjoint aux Affaires étrangères, Moutrif Siddig. Et le vieil opposant Hassan el-Tourabi d’enfoncer le clou : « Il est honteux que les services de sécurité aient permis que l’attaque ait lieu. »
Il faut dire que ce raid est un coup dur porté au régime d’Omar el-Béchir. Depuis son arrivée au pouvoir, en 1989, il avait toujours su préserver Khartoum de la guerre. Jamais le rebelle sudiste John Garang n’avait osé – ou pu – attaquer la capitale. Aujourd’hui, le pouvoir est défié par un médecin darfouri que personne ne connaissait il y a cinq ans : le docteur Khalil Ibrahim.
Le chef du MJE est né il y a cinquante et un ans dans une famille zaghawa. Il appartient à cette communauté non arabe qui nomadise entre le Nord-Darfour et le Tchad. Mais le jeune Khalil n’entend pas rester l’otage de ses origines. Il part à l’université de Wad Medani, près de Khartoum. C’est là qu’il rencontre sa femme, Zinad Ali Yousif, issue de la grande lignée arabe des Jaaliyin. Ils auront sept enfants. C’est aussi sur les bancs de la faculté qu’il adhère au Front national islamique (FNI) de Hassan el-Tourabi. En ces années-là, Tourabi et Béchir sont alliés. Le jeune Khalil prend donc du galon. Il est nommé ministre de l’Éducation de l’État du Nord-Darfour en 1991, puis ministre des Affaires sociales de l’État du Nil bleu en 1997. À l’époque, la guerre fait rage dans le Sud et, pendant quelques mois, le docteur Khalil sert comme « médecin volontaire » auprès des troupes qui combattent les rebelles de John Garang.
À la fin des années 1990, Khalil l’ambitieux commence à déchanter. Il se rend compte que ses origines zaghawas l’empêchent d’entrer dans le gouvernement central, à Khartoum. Comme beaucoup d’autres cadres soudanais de la périphérie, il se lasse de servir de supplétif aux grandes familles arabes qui gouvernent le pays. En 2000, avec vingt-quatre compagnons de toutes les régions du pays, il publie un ouvrage clandestin, Le Livre noir. Le médecin y dénonce « la confiscation de tous les pouvoirs et de toutes les richesses du Soudan par un petit groupe ethnique du Nord », en clair les Arabes de la vallée du Nil. En 2003, il franchit le Rubicon : il crée le MJE. Et aux côtés du Mouvement de libération du Soudan (MLS) d’Abdul Wahid al-Nour, il attaque l’aéroport d’el-Fasher, la capitale du Nord-Darfour. La guerre du Darfour est déclarée.
Que veut Khalil ? Un pouvoir central équilibré ou l’autonomie du Darfour – voire un « Zaghawaland », comme le prétend le régime de Khartoum ? Depuis toujours, le médecin darfouri affirme qu’il se bat dans un cadre national. Pas régional. C’est le sens de sa vieille complicité politique avec Hassan el-Tourabi. « Parmi les rebelles du Darfour, ceux du MJE sont les plus intelligents et les plus patriotiques. Ils pensent au pays dans sa totalité », a lancé un jour le vieux leader islamiste. D’ailleurs, le MJE est en relation suivie avec les rebelles de l’est du Soudan, et donc avec l’Érythrée.

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« N’oublie pas qui t’a fait roi ! »
Le problème, c’est que les contraintes de la lutte armée ramènent toujours les cadres du MJE vers leurs origines ethniques. Khalil le sait mieux que personne : la force de son mouvement tient à la connexion avec les Zaghawas du Tchad. Comme dit le chercheur français Roland Marchal, « un pacte de solidarité a été conclu entre Zaghawas en 1989 ». À cette époque, les Zaghawas du Soudan ont recueilli leur frère tchadien Idriss Déby Itno et l’ont aidé à renverser Hissein Habré et à prendre N’Djamena. Treize ans plus tard, quand le président tchadien a essayé d’ignorer le nouveau MJE pour préserver ses relations avec Omar el-Béchir, Khalil Ibrahim lui a lancé : « N’oublie pas qui t’a fait roi ! » Et jusqu’en 2005, Khalil n’a pas hésité à venir s’approvisionner au Tchad à l’insu du chef de l’État tchadien, mais avec la complicité de deux de ses demi-frères, Daoussa et Timane Déby. Ce dernier, sultan à Bahai, n’est autre que le cousin de KhalilÂ
Pour Omar el-Béchir, il ne fait aucun doute qu’Idriss Déby Itno est derrière l’attaque du MJE sur Khartoum. Dès le lendemain de la bataille, le Soudan a rompu ses relations diplomatiques avec le Tchad. De fait, depuis 2005, le président tchadien soutient le MJE sans barguigner. Et celui-ci le lui rend bien. En février dernier, après l’assaut des rebelles tchadiens sur N’Djamena, le MJE est venu au secours du régime Déby Itno. D’ailleurs, ses hommes sont accusés par les N’Djaménois de nombreuses exactions en ville. Reste à savoir si Déby Itno a encouragé Khalil à marcher sur Khartoum ou s’il a essayé de l’en dissuaderÂ
La thèse de l’encouragement est séduisante. Quelle belle occasion de venger l’offensive de février sur N’Djamena, téléguidée par le Soudan ! Mais le président tchadien sait bien qu’un jour ou l’autre Omar el-Béchir cherchera à lui faire payer l’affront de Khartoum. A-t-il mis Khalil en garde contre les risques d’une telle entreprise, comme l’affirme une source citée par le chercheur britannique Alex de Waal ? À N’Djamena, un proche du palais confie : « Sincèrement, Idriss cherche le bon voisinage, mais si Khalil décide quelque chose, il ne peut pas l’en empêcher »Â
Aujourd’hui, après l’assaut sur Khartoum, Khalil Ibrahim s’impose comme le chef rebelle le plus puissant du Darfour. Quelle revanche sur l’époque pas si lointaine, lors des négociations d’Abuja de 2006, où les médiateurs américains ne s’intéressaient qu’à Mini Minawi et Abdul Wahid al-Nour ! Mais son combat est risqué. Plusieurs sources indiquent qu’il a accompagné personnellement ses troupes jusqu’aux portes de la capitale. L’un de ses bras droits, Jamali Hassan, a été tué au combat. Pour sa capture, Khartoum offre 250 000 dollars. Pour l’heure, Khalil Ibrahim a toujours eu la baraka.

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