Égypte : l’armée touchée en plein cœur par le coronavirus

Jusque-là accusée de minimiser l’ampleur de l’épidémie, l’Égypte a dû prendre des mesures plus radicales après la mort de deux généraux proches du président Sissi.

Un soldat égyptien au Caire, en avril 2017. © Gregorio Borgia/AP/SIPA

Un soldat égyptien au Caire, en avril 2017. © Gregorio Borgia/AP/SIPA

Publié le 27 mars 2020 Lecture : 7 minutes.

Le premier pays africain touché par le coronavirus impose un couvre-feu de 19 heures à 6 heures à ses 100 millions d’habitants. Une décision proclamée le mercredi 25 mars, un mois et demi après l’annonce d’un premier cas en Égypte. Ce couvre-feu est en vigueur pour au moins deux semaines. Tout contrevenant risque la prison. Tous les magasins, cafés et restaurants sont désormais fermés. Une décision précédée, quelques jours plus tôt, de celle des représentants religieux d’interdire aux fidèles l’accès des églises et des mosquées. Écoles et universités demeurent également closes.

La ministre de la Santé, Hala al-Sayed, continue d’assurer que la diffusion du Covid-19 « est sous contrôle ». Mais la mort, en moins de vingt-quatre heures, des généraux Shafie Dawoud et Khaled Shaltout a déclenché un vent de panique sur les réseaux sociaux et dans le pays en général. « Si même les chefs militaires ne peuvent pas se protéger, quel espoir reste-t-il aux gens ordinaires qui n’ont ni assurance santé ni hauts salaires ? Et qui ont encore moins de pouvoir ? Ils nous mentent depuis des semaines », s’insurge un artiste au Caire.

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Quelques centaines de personnes sont même descendues dans les rues d’Alexandrie pour protester… contre le virus ! Les deux victimes, dont l’âge n’a pas été communiqué mais dont on pouvait remarquer les cheveux grisonnants, occupaient des postes clés dans le régime du maréchal Abdel Fattah al-Sissi, arrivé au pouvoir en 2013 après avoir destitué le seul président élu de l’histoire du pays. Le premier général était chargé, au sein de l’autorité d’ingénierie militaire, des mégaprojets du chef de l’État, telle la construction d’une nouvelle capitale en plein désert. Le second dirigeait le département de l’eau au sein de la même agence parapublique.

Opacité militaire

Alors que la nouvelle de leur mort circulait sur les réseaux sociaux, les autorités ont tardé à reconnaître les faits. Pas de communiqué officiel détaillé, mais l’État a fait savoir aux médias que leur décès était intervenu « pendant le combat contre le coronavirus ». La formule, volontairement vague, laisse penser que les généraux ont pu contracter le Covid-19 dans les rues du Caire. À la mi-mars, l’armée a en effet déployé dans la capitale des soldats armés de vaporisateurs de désinfectant pour « stériliser » les grandes artères, la place Al-Tahrir ou encore les musées vides. Des opérations de communication considérées comme peu efficaces, voire inutiles, par l’Organisation mondiale de la santé (OMS), car le virus résiste très peu de temps dans l’air.

Il y a une totale opacité sur l’ampleur de l’épidémie au sein de l’armée

Sauf que ce grand nettoyage atmosphérique a peu de chances d’avoir mobilisé de hauts gradés. Surtout, il a commencé plusieurs jours après l’hospitalisation de Shafie Dawoud et de Khaled Shaltout. La fuite d’une liste de militaires infectés ou présentant les symptômes du Covid-19 a révélé que les deux victimes étaient en réalité suivies depuis le 9 mars.

Pour le blogueur d’Egypt Defence Review, spécialiste de la Grande Muette, « il y a une totale opacité sur l’ampleur de l’épidémie au sein de l’armée. On ne sait pas si cela va menacer les opérations de contre-insurrection [dans le Sinaï, foyer de l’organisation État islamique] ou même de lutte contre le virus. » Le même s’alarme d’une contagion à plus grande échelle : « Ces hauts dirigeants du premier cercle ont été en contact avec de nombreux autres généraux, eux aussi âgés, dans les semaines précédentes. L’absence d’information sur la date et le lieu de leur infection – après que l’armée a assuré qu’il ne fallait pas s’inquiéter – ruine la confiance du public dans l’institution et ses messages. »

Le président égyptien Abdel Fattah al-Sissi, le 24 octobre 2017 à Paris. © Charles Platiau/AP/SIPA

Le président égyptien Abdel Fattah al-Sissi, le 24 octobre 2017 à Paris. © Charles Platiau/AP/SIPA

Il est déplorable d’accuser les peuples d’inconscience pour détourner leur attention des défaillances de leurs dirigeants

Un silence d’autant plus troublant que le président n’est pas apparu en public durant quinze jours. Cette absence a relancé toutes les spéculations. Aurait-il été placé en quarantaine à la suite d’une réunion avec son état-major infecté ? Abdel Fattah al-Sissi est finalement intervenu à la télévision le 22 mars pour balayer d’un revers de main « ceux qui ont toujours des doutes » et détourner l’attention sur ses concitoyens, dont il exige « plus de responsabilité et de discipline ». Avant l’instauration du couvre-feu, nombre de cafés servaient encore des chichas malgré leur interdiction, et les recommandations de distanciation sociale restaient inapplicables sur les immenses marchés bondés.

Difficile pourtant de blâmer les Égyptiens : deux tiers de la population sont considérés comme pauvres et vivent au jour le jour, entassés sur à peine 10 % du territoire national. « Il est déplorable d’accuser les peuples d’inconscience pour détourner leur attention des défaillances de leurs dirigeants, tacle l’éditorialiste Amr al-Chobaki dans le quotidien privé Al-Masri Al-Youm. La prise de conscience des peuples est la responsabilité des gouvernements. »

Répression des critiques

Dans une presse sous contrôle, la critique n’est pas anodine. Si l’Égypte a été à la fois le premier pays d’Afrique à déclarer un cas de Covid-19 et un décès lié au virus – c’était le 8 mars –, les autorités ont nié pendant des semaines que le pays ait pu devenir un foyer de contamination. Jusqu’à la mort des deux généraux, la menace était vue comme circonscrite à des étrangers dont il suffisait de se tenir éloigné. Alors que des touristes européens et américains revenant d’Égypte ont commencé à être testés positifs au coronavirus, le gouvernement a assuré qu’ils l’avaient contracté à leur retour chez eux. Une version de moins en moins tenable quand le nombre de ces touristes infectés en Égypte a atteint la centaine. Et quand plusieurs dizaines d’entre eux ont dû être placés en quarantaine dans des hôpitaux.

Au déni s’est ajoutée la répression. La loi contre « les fausses informations » a servi d’alibi pour arrêter plusieurs personnes ayant « répandu des rumeurs sur le nombre de personnes infectées », pour reprendre l’expression utilisée par les médias égyptiens. Des femmes activistes et proches de prisonniers politiques ont à leur tour été détenues plusieurs heures pour avoir alerté sur le risque d’une hécatombe dans les prisons insalubres et surpeuplées. La correspondante du quotidien britannique The Guardian s’est vu interdire de travailler après avoir publié un article relayant les prévisions alarmantes de scientifiques établissant à 19 000 le nombre de cas potentiels en Égypte. Elle a depuis été expulsée.

Des agents municipaux près des pyramides Gizeh, le 25 mars 2020. © Nariman El-Mofty/AP/SIPA

Des agents municipaux près des pyramides Gizeh, le 25 mars 2020. © Nariman El-Mofty/AP/SIPA

Près des pyramides de Gizeh, un hôpital privé a fermé après la contamination d’un médecin

Officiellement, le pays n’avait enregistré au 26 mars  « que » 456 cas – dont 23 médecins – et 21 décès du Covid-19. L’ambassadeur français au Caire, Stéphane Romatet, a provoqué une minicrise diplomatique en appelant la communauté française, dans une vidéo devenue virale, à se préparer « à des moments difficiles à mesure que les capacités sanitaires du pays seront mises à l’épreuve ». Des propos trop alarmistes pour le régime militaire.

D’après le syndicat des médecins, l’Égypte n’en est qu’au stade 2 de l’épidémie, c’est-à-dire la phase où apparaissent plusieurs foyers dans différents endroits du territoire et où les patients sont orientés vers des établissements spécifiques. Pour ses 100 millions d’habitants, 26 hôpitaux ont été désignés, soit un par gouvernorat. Mais déjà des soignants sont infectés au-delà de ces centres hospitaliers.

Près des pyramides de Gizeh, un hôpital privé a fermé après la contamination d’un médecin. À Helwan, une banlieue pauvre et industrielle, des infirmières ont dénoncé l’absence de masques et de gants alors qu’un membre de l’équipe médicale était atteint. En réaction, le directeur aurait menacé de faire intervenir les forces de la sécurité nationale, l’organe qui a le pouvoir d’arrêter toute personne critiquant le régime. Avant de s’auto-isoler pendant quatorze jours parce qu’il présentait les symptômes du coronavirus, Shaima Badr, qui travaille aux urgences d’un quartier populaire du Caire, achetait elle-même ses masques ou « se protégeait avec des écharpes lavées tous les jours puis séchées au soleil », comme elle le raconte à Jeune Afrique.

30 euros pour les précaires

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Pour pallier le manque de matériel de protection, les usines de l’armée ont commencé à fabriquer des masques. Le gouvernement promet des livraisons pour « bientôt » dans les hôpitaux publics. « Les dix prochains jours seront déterminants, et tout le personnel médical est prêt », assure Mohamed Salama, membre du syndicat des médecins, qui se dit confiant et qui ponctue ses phrases de « Inch’Allah » (« Si Dieu le veut », en arabe). Dans ce pays conservateur et religieux, beaucoup s’en remettent à Dieu pour gérer leur stress.

A l'aéroport du Caire, le 19 mars 2020. © Nariman El-Mofty/AP/SIPA

A l'aéroport du Caire, le 19 mars 2020. © Nariman El-Mofty/AP/SIPA

Près de 8 millions d’adultes égyptiens sont atteints de diabète

Après avoir critiqué le manque de transparence des pays du Moyen-Orient, le représentant de l’OMS, John Jabbour, assure désormais qu’il suffit que la population égyptienne respecte les mesures de confinement « pour que le nombre de cas infectés chute dans deux semaines ». Les autorités sanitaires misent aussi sur la jeunesse de la population – 60 % ont moins de 30 ans – pour contenir l’épidémie. Même si le Covid-19 est moins virulent chez les jeunes, les taux élevés de maladies chroniques fragilisent cette hypothèse. Près de 8 millions d’adultes égyptiens sont atteints de diabète, un facteur de risque important en cas de coronavirus.

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Au-delà de la question sanitaire, l’angoisse est aussi – et surtout – économique. Dans les services et l’artisanat, des millions de travailleurs précaires se sont retrouvés au chômage technique. Sans revenus du jour au lendemain, 120 000 d’entre eux bénéficieront d’une aide gouvernementale de 500 EGP, soit 30 euros. Une goutte d’eau au regard des 100 milliards de livres égyptiennes annoncés par le président Sissi pour soutenir la Bourse et l’économie locale, à 40 % informelle.

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