Touche pas a mon sucre !

En publiant un rapport alarmiste sur l’alimentation dans les pays riches, l’OMS déclenche la colère des industriels américains. Lesquels menacent de faire stopper le financement de Washington à l’agence onusienne.

Publié le 19 mai 2003 Lecture : 5 minutes.

«Le sucre : l’adoucissant naturel… quinze calories par cuillère à café. » Ce slogan accompagne toutes les communications de la Sugar Association, l’association des sucriers américains. Ce syndicat particulièrement puissant a lancé une offensive contre deux agences onusiennes, l’Organisation mondiale de la santé (OMS) et l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO). Raison de son courroux ? Un rapport, publié conjointement par les deux organismes le 23 avril, et qui remet en question notre alimentation. Plus particulièrement celle des pays riches.
Rédigé après deux ans d’étude par trente experts indépendants, Diet, Nutrition and the Prevention of Chronic Diseases (« Régime, alimentation et prévention des maladies chroniques ») recommande que le sucre ajouté ne constitue pas plus de 10 % des apports glucidiques. Au-delà, il favorise l’apparition de diabète, de cancer, de maladies cardiovasculaires, d’obésité, d’ostéoporose ou d’affections bucco-dentaires. Ces maladies chroniques, dont la fréquence croît rapidement, tant dans les pays riches que dans les pays en développement, étaient à l’origine, en 2001, de 59 % des 56,5 millions de décès planétaires. Et les projections indiquent une aggravation de leur charge morbide d’ici à 2020, où ils représenteront 75 % du total des décès mondiaux. Pis encore, 70 % des morts liées au diabète se produiront dans les pays en développement – où 228 millions de personnes seront affectées par cette maladie.
La nourriture causera donc bien plus de décès que le tabac ou l’alcool, dont la consommation est aujourd’hui vilipendée de toutes parts.
Le docteur Gro Harlem Brundtland, directrice exécutive de l’OMS, estime que ce « rapport est crucial, car il servira de base scientifique pour élaborer la stratégie mondiale de l’OMS sur l’alimentation, l’exercice physique et la santé ». Une stratégie qu’elle souhaite voir mise en place lors de l’Assemblée mondiale de la santé 2004, et qui ressemble à s’y méprendre à celle élaborée pour lutter contre la toute-puissante industrie du tabac. Face aux campagnes gouvernementales, celle-ci voit son chiffre d’affaires baisser, son image pâlir, et doit affronter régulièrement des procès de fumeurs ayant développé des cancers.
Le « plan de bataille » de l’OMS est en apparence simple. Agir sur les gouvernements pour qu’ils promeuvent l’alimentation à base de fruits, de légumes et de céréales, et inciter les populations à revenir à un mode alimentaire proche de ce qu’il était avant que l’urbanisation ne favorise la sédentarité et l’alimentation anarchique. De plus en plus de gens se nourrissent de produits extrêmement sucrés. Aux États-Unis, le consommateur type fait 4,3 repas par jour. Seule 42 % de la population déclare effectuer trois repas équilibrés par jour. Il y est devenu tout à fait normal de se nourrir de hot dogs pris au coin de la rue, d’une barre chocolatée et d’un soda, ou d’un cornet de frites, à toute heure du jour, dès que le ventre crie famine. Conséquence, 65 % de la population américaine est en surpoids ou obèse. Pour le plus grand profit de sociétés comme Coca-Cola, McDonald’s, Cadbury Schweppes, Unilever, Nestlé ou Procter & Gamble. Des multinationales qui pourraient pâtir de la stratégie qu’entend appliquer l’OMS.
Pour faire face aux menaces pesant sur elle à travers ce type de rapports et de mises en garde, l’industrie alimentaire organise sa défense. Des sociétés comme McDonald’s ou Nestlé jouent la carte du « sanitairement correct ». Le roi du hamburger explique ainsi à grand renfort de publicité que son sandwich est diététique et que manger un Big Mac sur le pouce constitue un repas complet et équilibré.
De son côté, Nestlé s’est doté d’un slogan persuasif, « Qualité et confiance », et met en avant les produits les plus équilibrés de sa gamme, comme son catalogue de laitages allégés en matière grasse ou ses alicaments, judicieuse contraction d’aliments et de médicaments. À l’image du yaourt « LC1 », riche de « bactéries probiotiques » censées coloniser le tube digestif et favoriser son fonctionnement. Une affirmation qui reste à démontrer. Ce qui ne l’est pas en tout cas, c’est la teneur en sucre du yaourt : six morceaux de sucre par pot aromatisé aux fruits. Une quantité qui n’a rien à envier aux autres produits du même genre.
Pour contrer l’OMS et la FAO, d’autres ont choisi des méthodes moins subtiles. La Sugar Association s’est élevée contre leur rapport qu’elle juge « douteux ». Selon elle, il n’aurait pas été rédigé sur des bases scientifiques et ne tiendrait pas compte des recommandations de l’Académie des sciences américaine qui estimait, en 2002, que « pas plus de 25 % des apports énergétiques quotidiens ne devraient provenir de sucre ajouté ». Cette étude, malgré des rumeurs contraires, « n’aurait été ni financée ni influencée par la Sugar Association », certifie Andrew Briscoe, son président.
Avant la parution du rapport des agences onusiennes, Briscoe a envoyé, le 14 mars, une lettre au docteur Brundtland, dans laquelle il explique que l’association « utilisera tous les moyens possibles pour que chacun prenne conscience de la nature douteuse de ce rapport ». Il s’est également fendu le 20 mars, avec l’appui de Larry Craig, sénateur républicain de l’Idaho, et de John Breaux, sénateur démocrate de Louisiane, d’une missive au secrétaire américain à la Santé, Tommy Thompson. Dans ce courrier, il demande l’arrêt du financement américain à l’OMS et à la FAO. La Sugar Association estime qu’avec l’appui des deux sénateurs cités il sera aisé de convaincre le Congrès américain de voter pareille décision. Car « les dollars du contribuable ne peuvent pas servir à encourager des rapports peu judicieux et non scientifiques, et qui n’apportent rien à la santé et au bien-être des Américains ». Un tel choix serait une très mauvaise opération pour l’OMS, car la subvention de Washington, 406 millions de dollars annuels, représente 22 % de son budget total. La FAO est également sous le coup de la menace.
L’ambition du syndicat des sucriers n’est pas utopiste. Les États-Unis sont assez coutumiers des mesures de rétorsion contre les organisations internationales. Et l’on a encore vu récemment, sur la question irakienne, quelle importance Washington accorde aux recommandations des Nations unies. En juillet 2002, déjà, l’administration américaine avait cessé ses paiements au Fonds des nations unies pour la population (Fnuap), au prétexte – erroné – qu’il « favorisait des programmes de planning familial prônant l’avortement ». Plus récemment, George W. Bush a promis 15 milliards de dollars à la lutte contre le VIH. Mais cet argent n’ira pas dans les caisses du Fonds mondial de lutte contre le sida, la malaria et la tuberculose, organisme interétatique, mais majoritairement à l’Agence américaine pour le développement international (Usaid).
Alors, comment faire ? Prendre le risque de dire adieu à un quart du budget, ou mettre le rapport au placard ? Dans un premier temps, Gro Harlem Brundtland et Jacques Diouf, directeur général de la FAO, ont choisi de publier leur étude, le 23 avril dernier. Mais le lobby sucrier n’a pas baissé sa garde. Les agences onusiennes ont donc décidé de calmer le jeu en expliquant que ces recommandations étaient des « lignes directrices et non des standards obligatoires ». Elles le deviendront pourtant lorsque l’Assemblée mondiale de la santé approuvera le rapport sur la prévention des maladies chroniques en mai 2004. La vraie passe d’armes ne manquera alors pas de se produire.

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