Pendant ce temps à Téhéran…

En regard de la paranoïa qui règne dans les pays arabes voisins, un étonnant vent de liberté souffle dans la capitale iranienne.

Publié le 19 mai 2003 Lecture : 7 minutes.

A Téhéran, il suffit de lever la tête pour apercevoir les antennes satellites, bien calées dans le bric-à-brac des terrasses, ou accrochées en haut des immeubles. Elles sont pourtant interdites par le gouvernement. Mais la dernière opération de confiscation remontant à presque trois ans, elles ont refleuri sur presque tous les toits. Sauf plainte d’un voisin mal intentionné, les forces de l’ordre laissent faire.
Selon de récentes statistiques, environ 1,75 million d’Iraniens auraient ainsi accès aux chaînes du monde entier. Le poste de télévision tient une place centrale dans la vie des familles. Plus encore dans le contexte régional du moment. Actualité oblige, en effet, le principal sujet de discussion à Téhéran est l’Irak. Et ce sont probablement CNN International et la BBC qui sont les chaînes les plus regardées. Non pas que la télévision locale ait négligé le sujet. Les sept chaînes iraniennes ont repassé en boucle les déboulonnages des statues de Saddam. La déchéance du dictator n’a arraché de larme à personne. Quelles raisons auraient d’ailleurs les Iraniens de regretter celui qu’ils considèrent comme responsable de la guerre Iran-Irak (1980-1988) qui a coûté la vie à plus de 300 000 d’entre eux et qui a plongé leur pays dans une crise économique dont ils ne voient pas la fin ?
Mais c’est sur les suites du conflit voisin que les opinions divergent. Que va-t-il advenir de l’Iran, membre notoire de « l’axe du Mal » défini par George W. Bush ? Les chaînes gouvernementales n’ont pas diffusé une seule image de l’accueil chaleureux réservé aux GI’s lors de leur entrée dans Bagdad, préférant d’autres reportages sur les victimes civiles des bombardements, puis sur les manifestations irakiennes hostiles à la présence américaine. La République islamique vit mal son encerclement par les troupes américaines : à l’est, sur les frontières afghanes et, depuis peu, à l’ouest, sur les rives irakiennes du Chatt el-Arab.
Au coeur de la capitale, non loin de la place Haft-e-Tir, une fresque géante recouvre la façade d’un bâtiment : y sont représentées les lignes rouges du drapeau de l’Oncle Sam, transformées en autant de trajectoires sanguinolentes de missiles. En dessous, un slogan en anglais : Down with America ! « À bas l’Amérique ! » Difficile d’oublier qu’on est ici chez l’ennemi juré du « Grand Satan » américain… Pourtant, pendant l’offensive anglo-américaine contre l’Irak, une seule manifestation antiaméricaine d’envergure s’est tenue dans la capitale, le 29 mars.
Cela est dû en partie aux congés de Nowrouz, le nouvel an iranien, qui ont coïncidé avec le début du conflit. Mais également – paradoxe – à l’américanophilie prononcée des Iraniens. Selon un sondage récent commandé par le Majlis (Parlement), 74 % des Iraniens sont en faveur d’une reprise du dialogue avec les États-Unis. Ces chiffres ont valu à celui qui les a rendus publics, le réformiste Abbas Abdi, d’aller faire un tour en prison. N’empêche, les résultats sont là.
Et si l’Amérique décidait de s’en prendre à l’Iran ? Peu probable, répondent les Téhéranais : l’Iran est six fois plus grand que l’Irak, trois fois plus peuplé et beaucoup plus homogène dans sa composition ethnique. En revanche, si la présence américaine pouvait avoir, par effet de contagion, une influence positive sur leur pays…
Les déclarations du gouvernement iranien à ce sujet sont suivies avec grand intérêt. Dans ce domaine, c’est l’ancien chef de l’État Hachemi Rafsandjani, aujourd’hui président du très conservateur Conseil de discernement des intérêts du régime, qui a créé la surprise. Dans une interview à la revue Rahbord (« Stratégie ») au lendemain de la chute de Bagdad, il a suggéré un référendum sur le devenir des relations irano-américaines. Ces propos, inimaginables il y a quelques mois à peine, ont fait la une de la presse et ont été abondamment commentés dans les chaumières.
De l’avis général, depuis l’arrivée au pouvoir du président Mohamed Khatami en 1997, et plus particulièrement depuis le début de la guerre américaine au Moyen-Orient, la chape de plomb que faisaient peser les mollahs sur la ville s’est considérablement allégée. Les commandos de basiji – ces paramilitaires à la terrible réputation – font des apparitions de plus en plus rares. Autre constatation significative, pour un visiteur habitué aux pays arabes voisins, les mécontents s’expriment librement, du moins en privé. On est loin de la paranoïa qui règne en Égypte ou en Syrie. Sans même vous connaître, beaucoup d’Iraniens vont diront à quel point le gouvernement Khatami les a déçus. Principal reproche : l’absence de progrès sur le plan économique. Tout le monde se plaint de difficultés financières, avec une nostalgie certaine : « Ah… si vous aviez connu l’Iran d’il y a trente ans. On y trouvait de tout alors… Et puis, c’était tellement moins cher ! »
La crise économique et le chômage (14 % à l’échelle nationale) ont développé l’art de la débrouille. Ceux qui ont la chance d’avoir un véhicule s’improvisent chauffeurs de taxi. Une pratique légale et encouragée par le gouvernement, qui y voit par ailleurs un moyen de pallier les gros problèmes de circulation, que l’ouverture d’une ligne de métro, il y a deux ans, n’a pas permis de résoudre.
Téhéran n’est pas la plus belle des métropoles. Son histoire étant relativement récente (ce n’est la capitale de l’Iran que depuis 1789), on n’y trouve pas les monuments qui font la gloire et la splendeur d’autres cités iraniennes telles Ispahan ou Chiraz. Ville immense s’étalant sur plus de 100 km de diamètre et peuplée de plus de 12 millions d’habitants, elle se caractérise surtout par la pollution, les embouteillages et le bruit perpétuel. C’est donc une quasi-nécessité pour les Téhéranais que de s’en évader le plus souvent possible.
Pour ceux qui ne peuvent pas se payer le luxe d’un week-end sur les côtes de la mer Caspienne, la meilleure solution consiste à aller respirer l’air pur des pentes de l’Elbourz, encore enneigées en cette saison. On peut y faire du ski ou y organiser des bivouacs.
Téhéran offre par ailleurs quelques divertissements. Pour les jeunes, le nec plus ultra est Jaam-é-Jam (du nom de la première chaîne de TV iranienne), grand complexe de restauration de type américain. Selon des habitués, ce serait même « le meilleur endroit pour draguer ». Le vendredi, jour de congé, garçons et filles sur leur trente et un envahissent les lieux. Les jeunes Iraniennes soignent particulièrement tout ce que leur tchador laisse entrevoir : sourcils parfaitement épilés, maquillage, mèches de cheveux… La chirurgie esthétique pour corriger l’angle du nez est également en vogue, et de plus en plus abordable financièrement. Les plus audacieuses, enfin, portent des foulards de couleur, comme cette jeune femme croisée dans le nord de la ville qui arborait un voile rouge cerise, assorti à ses bottes.
« Pour vivre heureux, vivons caché » est sans doute l’adage favori de la jeunesse dorée de Téhéran. Derrière les portes closes des appartements cossus du nord de la capitale, elle organise de joyeuses soirées où l’on parle un français et un anglais châtiés. Ce sont souvent des enfants d’exilés revenus au pays après l’élection de Khatami. Au programme : débats politiques passionnés sur fond de techno à plein tube, repas indien commandé chez le traiteur, et whisky ou vodka à volonté. Ces boissons sont bien sûr interdites, mais on s’en procure assez facilement, à 20 dollars la bouteille. Ces entorses à la loi islamique peuvent parfois coûter cher. Beaucoup ont ainsi fait un court séjour en prison à la suite d’une descente de police dans une soirée. Pour ramener cette jeunesse à plus de « décence », la sanction consiste généralement en dizaines de coups de fouet. Une amende de plusieurs centaines de milliers de tomans (1 000 tomans = un peu plus de 1 euro) permettra d’échapper au châtiment.
Autre activité moins risquée et qui connaît un succès sans précédent à Téhéran : le billard. Depuis un an, ce jeu fait un tabac auprès des jeunes (hommes). Des centaines de salles ont ouvert et les tournois de quartiers soulèvent les passions. Plus classique : le cinéma. Le ministère de la Culture et de la Guidance, après lecture attentive des scénarios, donne son feu vert pour la réalisation de soixante à quatre-vingts longs-métrages par an. Selon les amateurs du septième art, le meilleur film actuellement projeté en ville est Khané rouyé ab, « La Maison sur la mer », de Bahman Farmânâra. Mais c’est le film américain The Others, programmé au cinéma Farhang de l’avenue Shariati, qui a rencontré le plus de succès. La présence de la belle Nicole Kidman, actrice très appréciée, y compris du conseiller artistique du Guide l’ayatollah Khamenei, n’y est certainement pas étrangère. Fait intéressant, si l’on considère l’actualité, le film Apocalypse Now vient de le remplacer…
Pour se détendre, reste encore les multiples jardins de la capitale ou encore le mausolée de l’imam Khomeiny, situé au sud-ouest de la ville, sur la route de Qom, et qui a l’avantage d’être desservi par la ligne de métro. On y va pour prier ou pour pique-niquer en famille.
Le chiisme – religion de 90 % de la population – est omniprésent. À l’entrée des bâtiments, des drapeaux noirs pour le deuil, verts pour l’islam et rouges pour le sang des martyrs. Le 23 avril, les fidèles ont célébré avec ferveur l’Arba’in, qui commémore le quarantième jour du martyre de l’imam Hussein, petit-fils du Prophète. Téhéran est une ville grise, mais qui s’illumine dès qu’elle touche à la foi. Le chiisme, c’est sans conteste l’âme de la capitale et c’est sans doute aussi ce qui rend l’Iran tellement fascinant. En ces temps troublés, si le gouvernement ne fait pas l’unanimité, personne ne conteste les fondements théocratiques de l’État. Mais dans l’air saturé de la capitale, on sent comme une aspiration : l’idée que le chiisme pourrait bien s’accommoder d’un peu plus de confort et de libertés civiques.

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