Pas d’état de grâce pour Ouyahia

Entre la relance des réformes économiques, la reprise du dialogue social et la crise kabyle, un programme démentiel pour le nouveau Premier ministre.

Publié le 19 mai 2003 Lecture : 8 minutes.

Cela n’était plus arrivé depuis trois mois : le 13 mai, Abdelaziz Bouteflika a présidé un Conseil des ministres. Très détendu, il a même réussi à dérider l’austère Ahmed Ouyahia (52 ans), son Premier ministre depuis le limogeage, le 5 mai, d’Ali Benflis. Le chef de l’État a ouvert les débats en félicitant les quatre nouveaux venus – dont un revenant – au sein du gouvernement.
Le premier se nomme Karim Djoudi. Sans appartenance partisane, l’ancien directeur du Trésor public est promu ministre délégué auprès du chef du gouvernement, chargé de la Participation et de la Promotion de l’investissement. Un poste à peu près similaire à celui qu’occupait Hamid Temmar dans le cabinet précédent. Deux autres « bleus » sont membres du FLN et ont été proposés par Ali Benflis, en sa qualité de secrétaire général de cette formation. Il s’agit de Mohamed Allalou, originaire de la Petite Kabylie, qui hérite du portefeuille de la Jeunesse et des Sports, et de Badredine Benziouèche, nouveau ministre délégué en charge de la Ville. Quant à Abdellatif Benachenhou, le revenant, il retrouve le ministère des Finances, qu’il avait quitté en août 2001.
Mais les départs sont au moins aussi révélateurs que les arrivées. Celui de Hamid Temmar, surtout. Considéré comme un proche du président, celui-ci s’était attiré de nombreuses inimitiés en raison de sa politique volontariste en matière de privatisations. L’Union générale des travailleurs algériens (UGTA), la toute-puissante centrale syndicale, était sans doute son adversaire le plus acharné : Abdelmajid Sidi Saïd, son secrétaire général, jugeait carrément impossible de travailler avec lui. Par ailleurs, plusieurs ministres s’étaient plaints de son arrogance auprès de Bouteflika qui, jusqu’ici, l’avait maintenu à son poste contre vents et marées. Pourquoi l’avoir sacrifié maintenant ? « La non-reconduction de Temmar est l’illustration des difficultés auxquelles Ouyahia s’est heurté pour former son gouvernement », estime un membre de l’entourage présidentiel.
Le départ de Nouredine Salah du ministère de l’Éducation n’a pas, en revanche, provoqué de réactions particulières. L’ancien président de la Commission pour la réforme de l’école avait été chargé par Boutef de mettre en oeuvre ses idées au sein du gouvernement. Mais un excellent pédagogue ne fait pas forcément un bon ministre. La preuve, le secteur est aujourd’hui en pleine effervescence. La multiplication des grèves d’enseignants et de lycéens menace la tenue des examens de fin d’année.
Mohamed Terbèche, l’ancien ministre des Finances, paie sans doute, pour sa part, les atermoiements de la Banque d’Algérie et de la Commission bancaire dans l’affaire Khalifa. En revanche, on comprend mal les raisons qui ont conduit à la suppression du poste de porte-parole du gouvernement, que détenait Khalida Messaoudi. Ouyahia, qui n’est pas d’un abord très facile, n’aime guère les mondanités : c’est avant tout un homme de dossiers. A-t-il choisi de privilégier la discrétion au détriment de la communication ? Ce serait une première indication sur sa méthode.
Quoi qu’il en soit, le nouveau chef du gouvernement a exposé, lors du Conseil des ministres du 13 mai, les grandes lignes de son programme. Lequel ressemble comme deux gouttes d’eau à celui de son prédécesseur. Normal, ce n’est pas le programme de son parti, le Rassemblement national démocratique (RND), qu’il est chargé d’appliquer, encore moins celui du FLN, mais celui du président. Or celui-ci n’a nulle intention de changer de cap. Comme l’on sait, la récente crise gouvernementale a eu pour seule origine la sourde rivalité qui l’oppose à Benflis, dans la perspective de la prochaine élection présidentielle.
La séparation officielle entre les deux hommes, le lundi 5 mai, s’est d’ailleurs déroulée dans un climat passablement tendu (voir J.A.I. n° 2209). Après lui avoir annoncé qu’il mettait fin à ses fonctions, Boutef a en effet exigé de Benflis qu’il transmette le plus rapidement possible ses consignes à son successeur. Mais sans lui révéler son identité ! « C’était pourtant la moindre des choses, commentera ultérieurement Benflis. Je suis quand même le chef d’un parti disposant d’une majorité absolue dans les institutions nationales. » C’est donc par voie de presse (radio et télévision) qu’il apprendra la désignation d’Ouyahia, le patron du RND, formation qui, au sein de la coalition nationaliste au pouvoir, est censée représenter le courant « républicain ». Dans l’heure qui a suivi sa nomination, Ouyahia a repris possession (il a déjà été Premier ministre de 1995 à 1998, à l’époque de Liamine Zéroual) des bureaux du Palais du gouvernement et aussitôt engagé des tractations avec ses partenaires du FLN et du Mouvement de la société pour la paix (MSP, ex-Hamas), de tendance islamiste. Il redoute surtout la réaction du secrétaire général du FLN, qu’il imagine ulcéré par son inélégant limogeage. Et si Benflis décidait de jouer l’obstruction ?
Le lendemain, mardi 6 mai, les deux hommes se rencontrent pour établir une liste de « ministrables » appelés à représenter le FLN au sein du gouvernement. Dans le premier projet présenté par Benflis figurent tous les ministres sortants, à trois notables exceptions : Saïd Barkat (Agriculture), Tayeb Louh (Travail et Sécurité sociale) et Rachid Haraoubia (Enseignement supérieur). Ouyahia tente d’expliquer que le président, qui a apprécié leur travail à la tête de leurs ministères respectifs, tient absolument à les conserver dans son équipe, mais Benflis reste inflexible : il ne leur a pas pardonné d’être entrés en dissidence lors du huitième congrès du FLN, le 18 mars. Provisoirement, on en reste là.
Ouyahia rend compte du contenu de l’entretien au chef de l’État. Non content de réitérer sa volonté de conserver les « trois », celui-ci récuse plusieurs noms sur la liste du FLN, dont celui de Mohamed Medjahed, porte-parole du bureau politique. Pour faire bonne mesure, il entend se séparer de deux ministres de l’équipe sortante – lesquels figurent en bonne place sur la liste de Benflis.
Conciliabules, réunions interminables… Ouyahia est sur la corde raide, mais réussit à trouver un compromis. Jeudi 8 mai, il rencontre à nouveau Benflis. Barkat, Louh et Haraoubia sont maintenus à leur poste, mais ne seront pas comptabilisés dans le quota du FLN. Aucun ministre ne sera écarté s’il figure sur la liste remise par Benflis et, autre concession, le RND cède le portefeuille de la Jeunesse et des Sports à un représentant du FLN. Les islamistes du MSP n’auront pas cette chance : ils n’obtiendront pas le maroquin supplémentaire qu’ils convoitaient. Tous leurs ministres sortants sont néanmoins reconduits.
Vendredi 9 mai, 16 heures. La composition du nouveau gouvernement est annoncée par un communiqué de la présidence diffusé par la télévision nationale. Pour Ouyahia, c’est la fin d’une très dure semaine. Et le début de nouvelles difficultés : comment accélérer l’application du programme de réformes ? Celle-ci est en effet entravée par de nombreuses lourdeurs bureaucratiques, la résistance de forces d’inertie disposant de fortes capacités de nuisance, mais aussi, tout simplement, par la mentalité de nombreux Algériens encore très attachés à des habitudes remontant à l’époque de l’économie dirigée. Or le Premier ministre n’a que peu de temps devant lui : la prochaine élection présidentielle aura lieu en avril 2004.
D’autant qu’il va devoir parallèlement s’efforcer de relancer le dialogue social. Le patronat déplore le manque de visibilité de la politique du gouvernement et, plus grave encore, les syndicats ne font plus mystère de leur farouche opposition au processus de privatisation engagé par l’équipe précédente. Au lendemain du limogeage de Benflis, Abdelmajid Sidi Saïd, le patron de l’UGTA, s’est rendu, à la surprise générale, au siège du FLN pour rencontrer Benflis. Cette marque de sympathie n’est évidemment pas passée inaperçue à la présidence et au Palais du gouvernement. L’UGTA allait-elle entrer en guerre pour soutenir Benflis ?
Un échange de correspondances a rassuré tout le monde. Sidi Saïd ayant adressé à Ouyahia un message de félicitations dans lequel il manifestait sa confiance quant à l’issue de la prochaine « bipartite » (rencontre gouvernement-UGTA), son correspondant l’a assuré, en retour, de sa volonté de trouver des solutions aux problèmes en suspens et de sa solidarité avec le monde du travail.
Dans le passé, les deux hommes ont déjà eu l’occasion de travailler ensemble, dans des circonstances il est vrai particulièrement difficiles : c’était l’époque de l’ajustement structurel. Ouyahia, qui, déjà, dirigeait le gouvernement, avait été contraint de prendre des mesures extrêmement impopulaires : ponctions sur les salaires, licenciements massifs, fermetures d’entreprises non rentables… Mais Sidi Saïd avait apprécié la capacité d’écoute de son interlocuteur. Et sa parfaite connaissance des dossiers. Deux atouts qu’Ouyahia ne se privera pas d’utiliser à nouveau, dans une conjoncture cette fois plus favorable : l’Algérie dispose d’importantes réserves de devises (23 milliards de dollars), son taux de croissance culmine à 4,2 % (5,1 % hors hydrocarbures, grâce aux bonnes performances de l’agriculture et du secteur privé industriel) et elle bénéficie d’une reprise de l’investissement public avec la mise en oeuvre d’un plan de relance économique de 7,5 milliards de dollars.
Autre dossier prioritaire : la Kabylie. Originaire de la région de Tizi-Ouzou, Ouyahia n’a pas vraiment la cote avec les militants berbéristes, qui ont tendance à le considérer comme « le Kabyle de service ». Rien n’est plus injuste. Aucun homme politique algérien, y compris Hocine Aït Ahmed, le dirigeant historique de la guerre de libération, n’a autant fait avancer la cause amazigh (berbère). N’est-ce pas lui qui, en 1994, a poussé le président Liamine Zéroual, dont il était le directeur de cabinet, à déclarer que « tous les Algériens sont des Amazighs arabisés par l’islam » ? Cette prise de position a débouché sur une révision du préambule de la Constitution, reconnaissant la dimension berbère du peuple algérien. N’est-ce pas lui qui, la même année, a mis fin à la « grève du cartable » lancée par le Mouvement culturel berbère en créant une filière d’enseignement du tamazight ?
Il n’est certes pas le premier Kabyle à accéder aux plus hauts échelons du pouvoir. Kasdi Merbah, par exemple, a dirigé le gouvernement entre le 3 novembre 1988 et le 3 septembre 1989 (l’ancien patron de la Sécurité militaire s’était surtout signalé par une impitoyable répression des revendications berbéristes). Mais Ouyahia paraît indiscutablement le mieux placé pour régler le problème. L’annonce de sa nomination n’a pas soulevé un enthousiasme délirant à Tizi-Ouzou, mais la presse quotidienne, souvent proche des archs, ces comités de village qui animent la fronde kabyle, affiche un optimisme mesuré.

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