Parcours d’une combattante

« Les Yeux secs », de Narjiss Nejjar, est sélectionné pour la Quinzaine des réalisateurs du Festival de Cannes. Portrait d’une Marocaine décidée.

Publié le 19 mai 2003 Lecture : 3 minutes.

Paris, 7 avril 2003. Le téléphone sonne dans l’appartement de la jeune réalisatrice marocaine Narjiss Nejjar. Au bout du fil, François da Silva, délégué général de la Quinzaine des réalisateurs, la plus importante manifestation du Festival de Cannes en dehors de la sélection officielle. Après les salutations d’usage, il s’exclame : « Ah, vous êtes une femme ! » Pour lui, le prénom de la cinéaste et le sujet de son film, l’histoire d’un village de prostituées dans le Moyen-Atlas, n’indiquaient pas son sexe. « J’ai beaucoup aimé votre oeuvre, poursuit-il, nous la sélectionnons pour Cannes. »
Narjiss Nejjar est sa propre productrice. Sur Internet, quelques semaines plus tôt, elle a inscrit Les Yeux secs parmi les centaines de films candidats à la sélection. Puis elle a apporté au Forum des Halles, à Paris, la bobine exigée pour une projection. Indice positif : on ne la lui a pas restituée le lendemain, pour la visionner une seconde fois. Cela a suffi.
Pour un coup d’essai, Narjiss Nejjar a réussi un coup de maître. La preuve : le rythme des appels téléphoniques s’est emballé ces dernières semaines.
À peine la trentaine, femme de caractère, Narjiss Nejjar est née à Tanger. Elle vit aujourd’hui entre Paris et Rabat, se revendique cinéaste marocaine et n’entend pas tourner ailleurs que dans son pays natal.
Quand elle affirme qu’elle n’imagine plus faire autre chose que se consacrer au septième art, on suppose que sa vocation a de profondes racines. En réalité, elle a d’abord songé à s’orienter vers l’écriture et la peinture. Après son bac, elle est partie à Montpellier pour suivre des études de plasticienne à l’université. Capable d’autocritique, elle « sent » rapidement que ses oeuvres, dans ces domaines, ne pourront pas la satisfaire et décide de tourner la page. Puisqu’elle n’envisage qu’une carrière artistique, elle suivra son envie, « montant » à Paris afin d’apprendre tout ce qui est nécessaire pour devenir cinéaste. Sa famille – un père intendant dans un collège et une mère responsable d’associations – s’endette, et elle travaille pour payer sa formation dans une école privée.
Cinéaste-citoyenne, elle commence, au milieu des années quatre-vingt-dix, par tourner des documentaires. Mais le passage à la fiction tente cette admiratrice du nouveau cinéma iranien. Elle écrit, au tournant des années 2000, un scénario intitulé Les Voiles du silence, accepté par une société de production française, qui en acquiert les droits, décroche le financement public du Fonds Sud, mais ne réussit pas à mener le projet jusqu’au bout. Qu’importe, Narjiss s’occupera elle-même de ses affaires et montera sa structure de production. Pour conserver le bénéfice de l’aide obtenue, elle cherche un sujet à mettre sur le papier. Comme elle avait envisagé de réaliser un documentaire sur une communauté de prostituées, elle utilise cette « matière » pour écrire ce qui deviendra Les Yeux secs.
Tous les obstacles surmontés en France, où les organismes de financement du cinéma du Sud acceptent son projet, il ne lui reste qu’à obtenir l’aide du Fonds de soutien marocain pour boucler le dernier tiers de son budget. Et… c’est là que les choses se compliquent. Elle se heurte à un premier refus : elle n’a pas sa carte de réalisatrice, et il faut avoir réalisé trois courts-métrages pour y prétendre. Qu’à cela ne tienne, elle s’empresse d’imaginer et de tourner les trois films requis. Deuxième refus : le scénario, celui-là même que les Européens ont tous accepté, ne serait pas au point. Le sujet dérangerait-il ? Impossible de le savoir. Après quinze jours d’une « énorme colère », Narjiss, décide de tourner, quoi qu’il arrive, et avec ce dont elle pourra disposer. Côté comédiens, outre de rares professionnels, elle emploiera des « amateurs ». Les prostituées-tisseuses du film jouant parfois leur propre rôle. Tout sera ainsi organisé avec les moyens du bord.
Résultat : un tournage épique. Les autorités locales demandent à la cinéaste pourquoi elle entend tourner dans une région reculée alors qu’il serait si simple de réaliser son film dans les studios de Ouarzazate. Un « barbu » local, autoproclamé représentant de la population, exige en vain que la production finance une mosquée pour donner son feu vert. La population elle-même a parfois du mal à accepter l’arrivée d’une troupe de quarante citadins qui ne parlent pas le berbère. Il faudra changer plusieurs fois de décor, tourner en arabe et en berbère… avec des sous-titres français. Au bout du compte, tout ira à son terme. Jusqu’à la Croisette.
Pour la première fois depuis qu’elle a choisi le cinéma, Narjiss commence à avoir peur. Elle sait que, quoi qu’il arrive à Cannes, elle sera « attendue ». Que pouvait-on lui souhaiter de plus ?

La Matinale.

Chaque matin, recevez les 10 informations clés de l’actualité africaine.

Image

Contenus partenaires