Les Souffrances du jeune coetzee

Deux fois lauréat du prestigieux Booker Price, l’écrivain sud-africain poursuit sa biographie. Un autoportrait sans complaisance.

Publié le 19 mai 2003 Lecture : 6 minutes.

Une écriture blanche et sèche. Presque froide. Un seul temps : le présent. Des phrases nues, débarrassées de tous oripeaux inutiles. Un jeune homme prénommé John qui laisse souvent s’évanouir ce prénom, identique à celui de son créateur, pour un « il » qui se voudrait plus neutre… Mais neutralité y a-t-il dans le nouveau roman de John Michael Coetzee, tout juste traduit en français sous le titre Vers l’âge d’homme (Youth : Scenes from a Provincial Life II) ? Même si l’on répugne à tisser des liens entre la biographie d’un homme et son oeuvre, même si celui qui fut deux fois lauréat du prestigieux Booker Price – pour Michael K., sa vie, son temps (1983) et Disgrâce (1999) – aime à rester discret sur sa vie privée, impossible de croire que le jeune homme sans qualité dépeint dans Youth n’est pas le Coetzee des années 1960 observé à la loupe par celui des années 2000. Ou alors, les coïncidences seraient bien nombreuses, comme elles l’étaient lors de la parution de Boyhood : scènes de la vie d’une jeune garçon (Boyhood : Scenes from a Provincial Life I).
Reprenons au début. J.M. Coetzee est né en Afrique du Sud, au Cap, le 9 février 1940. Son père est fermier, mais il travaille aussi pour le gouvernement, jusqu’à ce jour de 1948 où il perd son emploi : ses prises de position contre l’apartheid n’ont pas l’heur de plaire en haut lieu. De l’enfance dans la campagne de Karoo, on ne sait pas grand-chose, si ce n’est que l’on parle anglais à la maison et afrikaans avec les autres membres de la famille. Approche l’âge d’homme. Études de mathématiques à l’université du Cap… Tiens ! Comme le John du roman. Puis un voyage vers Londres où il travaille pour International Computers en tant que programmeur… Une autre coïncidence ? Allons donc ! Ce sont bien ses jeunes années que nous raconte, sardonique et presque cruel, l’auteur célébré d’En attendant les barbares (1982).
L’histoire commence en Afrique du Sud, au début des années 1960. John est encore étudiant, galère pour réunir l’argent du loyer, vit de petits boulots, rêve de (superbes) femmes et de (grande) littérature. « Il imagine qu’une belle jeune fille en robe blanche entre nonchalamment dans la salle de lecture et s’attarde d’un air distrait après l’heure de fermeture ; il se voit lui montrant les mystère de l’atelier de reliure, de la salle où l’on tient les fichiers à jour, pour enfin sortir avec elle dans la nuit étoilée. Cela n’arrive jamais. »
Mal à l’aise, indécis, immature, terne, égocentrique, inapte en amour comme au lit, le jeune homme « prouve quelque chose : que tout homme est une île ; qu’on a pas besoin de ses parents ». Ceux-là, justement, il veut les fuir : sa mère l’étouffe de sa présence, son père lui renvoie sans cesse l’image d’un échec qu’il craint au-delà de tout. De même qu’il veut quitter un pays où, en tant que Blanc, il ne comprend pas que sa vie soit épargnée par les milliers de Noirs oppressés, « alors que sous ses pieds le sol est gorgé de sang et que, du plus profond de l’histoire, résonnent des cris de colère ».
Deux événements vont se succéder. Il met enceinte une fille, qui décide d’avorter. Le drame glisse sur lui sans vraiment l’atteindre. Comme s’il lui était étranger. Peu après, « au Transvaal, la police tire sur la foule ». Il s’agit du carnage de Sharpeville (21 mars 1960) au cours duquel 69 personnes sont tuées et 300 blessées alors qu’elles protestaient pacifiquement contre les lois restreignant la liberté de circulation des Noirs. Là encore, il n’est que spectateur obnubilé par son propre avenir d’écrivain nourri des poèmes d’Ezra Pound et de T.S. Eliot. Mais ces deux événements provoquent une prise de conscience claire : son pays le dégoûte, il doit à tout prix s’en éloigner.
Par l’intermédiaire d’une bourse universitaire, ce sera l’Angleterre et Londres, car « pour vivre à Paris, il faut avoir fait des études dans un de ces établissements huppés où on enseigne le français », tandis que « Vienne est pour les juifs qui viennent réclamer ce qui leur est dû de naissance, le positivisme logique, la musique dodécaphonique, la psychanalyse ». Peu importe, le foisonnement culturel et artistique de Londres sera un catalyseur qui lui permettra de développer toutes ses potentialités d’auteur. Las ! Fuir son pays natal ne le transforme pas : il ne devient pas subitement un écrivain génial, ses rares expériences sexuelles se terminent en misérables fiascos. Normal, « le sexe et la créativité vont de pair, tout le monde le dit ». Pis, son emploi de programmeur au sein d’IBM l’accable d’idées noires. « IBM, il le jurerait, est en train de le tuer, de faire de lui un zombie. » Et pourtant ! Le grand Kafka lui-même ne travaillait-il pas dans une compagnie d’assurances des plus grises ? Mais, « s’il s’agit de dire « Londres, à nous deux », c’est Londres qui a le dessus sur lui ».
Au fur et à mesure qu’il comprend les réalités de l’Angleterre des années 1960, entre crise des missiles à Cuba et guerre au Vietnam, son rapport à l’Afrique du Sud évolue. Ainsi, quand il parle afrikaans, « il a tout de suite un sentiment de détente, comme lorsqu’on se glisse dans un bain chaud ». Toutefois, qu’une compatriote de passage s’avise de parler sa langue, il préférerait qu’elle reste discrète tant « parler afrikaans dans ce pays, c’est comme parler nazi, s’il existait une telle langue ». De fait, il ne s’intègre pas dans la société anglaise. La seule excuse qu’il trouvera pour justifier sa démission d’IBM, c’est qu’il ne s’y est pas fait d’ami.
Le cinéma lui offre quelques compensations, sous forme de rêves aux douces courbes féminines : Monica Vitti dans L’Éclipse, d’Antonioni, ou Anna Karina dans Bande à part, de Godard. La lecture quant à elle occupe la majeure partie de son temps libre.
Lentement, le cocon des illusions se brise. Au bout du livre, on ne quitte pas un personnage métamorphosé et prêt à affronter le monde armé d’une prose conquérante et sûre d’elle. Mais déjà, croit-on distinguer, le Coetzee adulte se profile : John prend goût au cricket, découvre Beckett romancier en lisant Watt, se laisse pousser la barbe, compose et publie quelques textes grâce à l’ordinateur sur lequel il travaille, émet l’idée de se rendre aux États-Unis… et comprend que s’il ne quitte pas le smog londonien, une ambulance finira par « venir le chercher ».
Peut-être le professeur Coetzee, entre deux « vrais » romans, nous racontera-t-il bientôt le reste de sa vie : ses études de littérature à l’Université du Texas, ses années d’enseignement, son mariage (1963), la naissance de sa fille et de son fils, son divorce (1980), la mort de son fils à l’âge de 23 ans, et son succès planétaire. On peut faire confiance à cet homme à la barbe grisonnante, dont on dit qu’il ne boit, ne fume ni ne mange de viande, pour observer d’un oeil impitoyable sans être cruel, lucide sans être masochiste, l’évolution d’un homme dans son siècle. En se demandant à chaque ligne s’il est possible « d’être terne et ordinaire, non seulement en surface, mais au plus profond de soi-même, et d’être malgré tout un artiste ».
À lire cette biographie sans concessions, qui est aussi un portrait clairvoyant de l’Afrique du Sud telle qu’elle fut et telle qu’elle est, la réponse ne fait guère de doute. Les souffrances du jeune Coetzee ont donné naissance à un artiste. Un grand artiste.

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