Les musulmans de Nyamirambo
Longtemps méprisée dans un pays voué au catholicisme, la communauté est sortie renforcée de la tragédie de 1994.
Nous sommes vendredi, le muezzin de la grande mosquée du Centre culturel islamique, dite « mosquée Kadhafi », lance ses appels à la prière. Les rues se vident, les petites échoppes ferment. Pour quelques heures, Nyamirambo devient étrangement calme. Contraste saisissant avec le fourmillement habituel qui caractérise ce district populaire, situé à quelques kilomètres au sud du centre névralgique de la capitale. La mosquée est sobre, avec ses murs blancs un peu décrépis, sa moquette bleue et son grand luminaire en cristal. Quelque trois cent cinquante fidèles – certains hommes en djellabas et des femmes portant des foulards colorés sur la tête – écoutent le prêche de l’imam rwandais, étrange mélange de kinyarwanda et de sourates déclamées en arabe, symbolique de cet islam à la rwandaise, modéré et d’obédience sunnite. Importée de la côte de l’océan Indien par les commerçants arabes dès le XIIe siècle, la religion musulmane a pénétré cette partie du continent à la faveur des grandes missions d’exploration, arrivant de Tanzanie ou d’Ouganda.
Les musulmans représenteraient entre 5 % et 10 % de la population rwandaise, mais il n’existe pas de chiffres officiels. Longtemps méprisés dans un pays voué au Christ-Roi et dans lequel l’Église catholique jouait un rôle politique de premier ordre, ils ont trouvé la voie de l’émancipation. « Avant 1994, nous étions totalement marginalisés et considérés comme des citoyens de seconde zone, se souvient le mufti Sheikhe Saleh Habimana. Pour aller à l’université, nous devions même changer notre nom. » L’histoire d’Habimana ressemble à celle de beaucoup de ses compatriotes de confession musulmane : parents musulmans, mais grands-parents chrétiens. Il a vécu et grandi à Nyamirambo. « Jusqu’au milieu des années quatre-vingt-dix, nous ne pouvions vivre que dans les cités musulmanes situées à l’intérieur des villes, et il nous était interdit d’habiter dans les villages. »
Nyamirambo s’est construit dans les années quatre-vingt, les petites baraques remplaçant progressivement les bananeraies. Mais la légende veut que son histoire se confonde avec les contes héroïques : au XIXe siècle, les Barundi auraient essayé d’envahir la ville de Kigali en passant par le mont éponyme, qui forme de nos jours la limite du district. Les vaillants Rwandais auraient alors lancé des milliers de flèches pour arrêter les assaillants, et beaucoup en seraient morts. D’où l’origine du nom : « Umurambo », « cadavre », en kinyarwanda. Dans les années trente y vivaient quelques autochtones, à proximité des beaux quartiers érigés par le colonisateur belge. Puis beaucoup de musulmans rwandais ont commencé à investir Biryogo, l’un des secteurs du disctrict, à proximité du camp militaire. « Sous le régime d’Habyarimana, on les appelait les « Abaswayilis », c’est-à-dire « les Malins, les Voleurs » », rappelle Gervais Dusabemungu, l’actuel chef de district, un catholique natif de Nyamirambo. « Ils étaient comme placés en quarantaine et les militaires avaient interdiction de pénétrer dans leur quartier sous peine d’être punis. »
Environ 120 000 personnes habitent maintenant l’endroit, grâce au boom démographique entraîné par le retour de la diaspora rwandaise après 1994 et par l’arrivée d’Ougandais, de Congolais ou de Burundais. Le secteur informel s’est développé : maçons, tailleurs, forgerons ou garagistes ont ouvert des échoppes. À deux pas de la mosquée blanche et verte, construite dans les années quatre-vingt et qui marque aujourd’hui l’entrée dans le quartier, Mariam travaille dans son petit atelier de couture. Elle s’est convertie à l’islam lors de son mariage et vit à présent avec ses onze enfants et son mari, à côté de la pièce qui lui tient lieu de boutique. C’est là que, pendant le génocide, elle a caché et protégé la famille de l’un de ses voisins : « Dans la communauté musulmane, les événements n’ont pas été aussi tragiques qu’ailleurs. Beaucoup d’entre nous ont sauvé des gens. Dans nos mosquées, il n’y a eu aucun cadavre. »
Alors que l’Église catholique a été fortement décrédibilisée, l’islam rwandais est sorti renforcé de ces tragiques événements. « Dans les années qui ont suivi, un grand nombre de chrétiens se sont convertis, soutient le mufti. Certains parce qu’ils avaient été cachés par des musulmans, d’autres pour chercher une certaine purification. » Cette conversion, qui implique l’adoption d’un nouveau nom, a souvent été perçue comme un changement d’identité et comme un moyen de s’élever au-dessus des querelles ethniques. Une façon, aussi, d’entrer dans une nouvelle famille, la Oumma, l’idéal musulman de la communauté. Forts de cette légitimité jusqu’alors niée, les musulmans rwandais sont décomplexés. Les citoyens honnis, bannis de l’école secondaire, ont même trouvé la voie de la politique : le Parti démocratique islamique est représenté à l’Assemblée nationale de transition par deux députés.
Dans le district de Nyamirambo, trois des quatorze conseillers sont musulmans. Ali Safari est l’un d’eux. Dans son bureau trône le portrait du président Kagamé, un tapis de prière est rangé au-dessus de l’armoire et une photo de sa femme, voilée, posée sur la table. « Je n’aime pas le voile, mais elle le porte quand même », avoue-t-il. Élu sans étiquette, il se méfie de ceux qui voudraient « un parti qui ne représente que les musulmans ». Opposé à la polygamie, lisant le Coran « sans comprendre l’arabe », Ali Safari vit sa foi « simplement, en bon fidèle ». Symbole d’un islam semblant rejeter tout extrémisme : « Chez nous, il n’existe pas de mouvements sectaires », affirme le mufti. Le même discours de tolérance est tenu au Centre culturel islamique, construit à la fin des années soixante-dix, pour moitié avec des fonds provenant de Libye et des Émirats arabes unis. « Ici, les gens pratiquent sereinement leur religion, sans aucun problème », soutient Lotfi Esheeb, le tout nouveau directeur, originaire de Khartoum. Ce fut le premier centre du genre construit en Afrique. D’autres suivirent au Burundi, au Togo, au Mali, toujours sur le même modèle : une mosquée, un dispensaire qui prodigue des soins gratuits, une grande salle de spectacle et une école. L’école secondaire scientifique du Centre de Nyamirambo accueille un peu plus de sept cents élèves, « de confessions mélangées », assure le directeur.
Mais le Centre est avant tout un lieu de rencontres pour la communauté. Ainsi de ces femmes, présidentes d’associations caritatives qui oeuvrent dans le quartier et viennent ici se retrouver, échanger leurs expériences. Farida, la tête couverte d’un long voile et le téléphone portable à portée de main, a créé Nasourdine, une association de femmes musulmanes qui aident les veuves du génocide et visitent les malades dans les hôpitaux. Elle est également présidente de la commission des femmes au sein de l’Association des musulmans du Rwanda (Amur), seule structure représentative : « Nous encourageons toutes les musulmanes à s’organiser, il existe déjà une trentaine d’associations dans la ville de Kigali. Toutes ces femmes sont bénévoles, elles cotisent ou cherchent elles-mêmes des fonds. » Dans le district très populaire de Nyamirambo, l’islam occupe désormais une place de choix dans le domaine social. Même si le mufti reconnaît que l’Arabie saoudite et la Libye fournissent une aide financière, il insiste davantage sur l’importance des « cotisations des fidèles » et sur l’aide apportée par l’ambassade de Belgique ou des États-Unis pour la construction de certaines écoles. Histoire, sans doute, de préserver encore une fois la spécificité de l’islam à la rwandaise.
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