Enfants des rues, enfants déchus

Sept mille gamins sont livrés à eux-mêmes. Seulement un tiers sont accueillis dans des centres de formation ou des orphelinats.

Publié le 19 mai 2003 Lecture : 5 minutes.

Allongés sur l’herbe, autour du grand rond-point de l’Unité nationale, des enfants somnolent. D’autres arrêtent les voitures aux feux rouges et tentent de vendre des mouchoirs en papier ou des oeufs durs. Certains, plus loin, mendient un billet de 100 FRW. En haillons, souvent très jeunes, ces mayibobo, les enfants des rues, traînent en petits groupes à la recherche d’un peu de nourriture. Ils seraient 7 000 à travers le pays, dont la moitié ici, dans la capitale. « Avant le génocide, ils n’étaient pas plus de 1 500, explique Epimaque Kanamugire, directeur de Tubakundé, un des huit centres d’accueil de Kigali. Mais depuis 1996, et notamment depuis le retour des réfugiés, leur nombre n’a cessé de croître. Avec l’augmentation du coût de la vie et des frais de scolarité, le mouvement risque de s’accélérer. » Près du tiers d’entre eux sont actuellement encadrés, accueillis soit dans des centres de formation, soit dans des orphelinats. Les autres dorment dans la rue ou chez des familles qui acceptent de les héberger contre quelques travaux domestiques.
« Le réseau familial a été complètement détruit par le génocide et la guerre. Il n’y a plus aucune structure sociale pour appuyer ces enfants », explique Sara Ratika, auteur d’un rapport de l’ONG Human Rights Watch (HRW), rendu public en avril. Ainsi, près de 400 000 enfants, soit 17 % des petits Rwandais, seraient orphelins de l’un de leurs parents. Ou des deux. Le génocide… « Tous ces enfants sont marqués par la vie, souligne Epimaque. Souvent, l’un des parents s’est remarié, et le nouveau venu les a chassés. » Une exclusion aggravée par la propagation du sida. On estime à 400 000 le nombre de Rwandais infectés par le virus, dont environ 30 % des femmes de Kigali, et près de 17 % d’entre elles dans les zones rurales.
En lançant dès 1995 la politique « un enfant, une famille », le gouvernement a privilégié le placement en famille d’accueil, chez un oncle éloigné, un cousin ou même un étranger volontaire. « Beaucoup n’ont même pas suffisamment d’argent pour nourrir leur progéniture, alors ils exploitent ces orphelins comme des domestiques. La seule solution qui s’offre aux enfants est de fuir vers la capitale », poursuit Sara Ratika. Des promesses de jours meilleurs qui se transforment souvent en cauchemar.
Alvéra a 16 ans. Elle est arrivée à Kigali six ans plus tôt : « Je vivais avec ma grande soeur à Gitarama. Mais un jour je l’ai quittée parce qu’un homme me promettait du travail à la capitale. Arrivée à la gare routière, je l’ai perdu de vue. Je suis restée deux jours dans la rue… » Un assistant social l’a alors emmenée dans le centre Rafiki, « ami » en swahili, dans le district de Butamwa, situé à une quinzaine de kilomètres du centre-ville. Alvéra a grandi ici, et y a appris quelques rudiments de couture. Il y a cinq mois, cette adolescente au visage enfantin a mis au monde une petite fille, « engrossée par un assistant médical qui travaillait à côté ». Elle ne veut pas parler de viol, jette un regard triste sur Liliane, son enfant, qui tète son sein. Dans quelques semaines, le centre va fermer pour cause de mauvaise gestion. Certains espèrent trouver une famille d’accueil, d’autres attendent.
« Je n’ai pas peur, soutient François, 11 ans, perdu dans un tee-shirt déchiré trop grand pour lui. S’il n’y a pas de solution, je retournerai dans la rue. » Il tousse. François est atteint de la malaria. Il ne sait plus combien de temps il a déjà passé dans les rues de Kigali. Intégré dans une bande d’autres gamins, il vivait de petits larcins, la peur de se faire arrêter chevillée au ventre. Sur ordre du ministère des Affaires locales, les policiers patrouillent régulièrement dans le centre-ville, la nuit, pour « ramasser » les mayibobo indésirables. C’est le cas de Samuel, 15 ans, qui paraît en avoir 10. Il a installé son QG à Remera, un quartier à la périphérie de la capitale. « Je vivais avec sept autres enfants dans un conteneur, raconte-t-il. Les local defence nous ont arrêtés et nous ont chargés dans un camion. On nous a emmenés au centre de Gitagata. Pendant la soirée, on a essayé de s’évader et on nous a tiré dessus. » Gitagata, un ancien hôpital psychiatrique installé à une heure de Kigali, a été reconverti en centre de rétention pour mayibobo. Dans son rapport, HRW dénonce ces rafles dont sont victimes les enfants des rues depuis 1997 : « Dans un premier temps, le gouvernement a essayé de les ramener dans leurs collines d’origine, mais ils revenaient le jour même à Kigali. Aujourd’hui, les enfants sont emmenés de gré ou de force à Gitagata », confirme Sara Ratika. Le centre accueille actuellement mille garçons et vingt et une filles, âgées de 10 à 18 ans, dans des conditions de vie très précaires. La nourriture et l’eau potable manquent terriblement.
« Les rafles rendent les enfants plus dangereux et plus agressifs, soutient Epimaque. Il faut leur apprendre à revivre. » C’est l’espoir du centre Tubakundé (« Aimons-les »), dans le district de Nyamirambo, créé en 1998 par l’association danoise Save the Children. Financé par l’Unicef, il abrite 290 enfants. Les plus jeunes sont envoyés à l’école primaire, les autres suivent des formations professionnelles : cordonnerie, menuiserie, soudure, dessin, cuisine… Les deux tiers sont placés dans des familles d’accueil, et seuls quelques-uns doivent vivre dans la petite cabane au fond du centre, en attendant. « Au début, nos animateurs traînaient dans la rue pour amener les enfants ici, poursuit Epimaque. Mais aujourd’hui, ils viennent d’eux-mêmes et nous sommes même obligés d’en refuser certains, par manque de place. »
Dans l’un des petits ateliers, Issa apprend le métier de soudeur depuis un an et demi. Il a échoué dans la rue à l’âge de 10 ans : « Quand mes parents ont été tués pendant le génocide à Gitarama, j’ai fui vers Kigali. La plupart du temps, nous vivions en bandes. On se droguait à la colle et à la marijuana, à cause du froid. Aujourd’hui, je retourne voir mes anciens amis pour leur parler de ma nouvelle vie, mais ils sont trop accros à la drogue, ils ont peur d’arrêter. » Lui « a tout oublié », vit seul dans un entrepôt désaffecté. Son rêve ? « Avoir une belle vie, avec une famille et un abri. » Après leur formation et un stage en entreprise, ces enfants restent fortement attachés au centre. Certains s’organisent parfois en association pour ouvrir un petit garage ou monter une petite affaire.
L’espoir d’un retour à la normale, la folle envie de se construire un avenir. Patrick squattait dans un conteneur avec sept autres enfants quand son ami Abouba lui a parlé de Tubakundé. Maintenant, il apprend à dessiner et vit avec son frère, 7 ans, chez sa grand-mère : « Pour l’instant, c’est mon petit frère qui quémande dans la rue pour ramener à manger, mais bientôt c’est moi qui pourrai le nourrir. » Il jette un regard dehors, dans la cour du centre. C’est samedi, et des enfants tapent sur de grands tambours traditionnels, improvisent une danse. Une matinée heureuse à Tubakundé.

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