Ce que Saddam dirait à Bush

Dans une lettre imaginée par notre confrère du l’ex-maître de Bagdad prodigue au président des États-Unis quelques conseils avisés sur la gestion de l’Irak.

Publié le 19 mai 2003 Lecture : 4 minutes.

D’accord, vous avez gagné, et votre prix est l’Irak. Mais êtes-vous prêt à en faire bon usage ? Je ne le crois pas. À vrai dire, j’espère que vous échouerez. Mais comme mon peuple a déjà beaucoup souffert, je vais vous donner quelques astuces sur la manière dont il faut gouverner ce pays avant que vous ne causiez un immense gâchis.

– Oui, l’Irak était ce qu’il était en partie parce que j’étais qui j’étais – je me suis comporté en effet comme un mauvais garçon. Mais aujourd’hui, vous pouvez constater que j’étais qui j’étais en partie parce que l’Irak est ce qu’il est : un pays complexe qu’on ne peut gouverner que d’une main de fer. Voyez-vous, je sais que les Irakiens ne voulaient plus de moi. Et vous découvrirez bientôt qu’ils ne veulent pas de vous non plus. La grande question, ici, est de savoir qui veut de qui. Kurdes, chiites et sunnites peuvent-ils coexister sans une main de fer pour les maintenir ensemble ? Peut-être. Mais ils n’y arriveront pas seuls. Ils vont avoir besoin d’une main ferme pour les guider. Aussi devez-vous absolument savoir clairement où vous voulez conduire ce pays, parce que, croyez-moi, si vous ne le savez pas, d’autres savent où ils veulent le conduire.

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– Si vous souhaitez mettre sur pied en Irak une autorité autonome, vous devez comprendre que « le choc et l’effroi » ne sont pas propres à la guerre ; ce sont aussi, ici, les instruments ordinaires du pouvoir politique. Pourquoi avez-vous mis deux semaines pour chasser le clown qui s’est autoproclamé maire de Bagdad ? Et qu’allez-vous faire de tous les autres, des gangs que vous avez armés, des dignitaires chiites qui ont pris le contrôle du pays ?
Vous croyiez que vous alliez décapiter mon armée et ensuite vous appuyer sur elle pour maintenir l’ordre. Au lieu de quoi l’armée tout entière s’est effondrée. Et vos troupes ne sont pas suffisamment nombreuses pour combler le vide qu’elle a laissé. Dès que vos hommes sont pris pour cible, ils paniquent et tirent dans le tas.
J’ai dirigé l’Irak d’une main de fer, et vous, vous essayez de le diriger à moindres frais avec « un doigt de fer ». Vous n’y arriverez pas. Nous ne sommes pas en Norvège ici mon pote ! Et votre impuissance inquiète davantage les Irakiens que votre puissance.

– En cassant mon armée, vous avez cassé l’institution séculière la plus importante du pays. Et les religieux se sont empressés de combler le vide. Certains d’entre eux sont OK, d’autres sont autant de mauvaises nouvelles. Étant donné que les chiites représentent 60 % de la population et que vous voulez laisser le peuple gouverner, la question la plus importante pour vous est la suivante : qui dominera la communauté chiite irakienne ? De la réponse ne dépend pas seulement l’avenir de l’Irak, mais aussi, dans une certaine mesure, celui de l’Iran.
Pourquoi donc ? Parce que le véritable centre névralgique du chiisme, tenez-le vous pour dit, est la ville de Nadjaf, en Irak, et non Qom, en Iran, petit trou perdu devenu religieusement important uniquement parce que j’ai écrasé « mes » chiites pendant que l’ayatollah Khomeiny établissait une théocratie en Iran.
La plupart des guides spirituels chiites de Nadjaf se sont longtemps opposés à l’idée, défendue par Khomeiny, selon laquelle le pouvoir doit leur revenir. Ils pensent que cette idée a corrompu le clergé chiite iranien, suscité la colère du peuple et éloigné les jeunes chiites de leur religion. La lutte que vous avez déclenchée pour le contrôle de Nadjaf oppose, d’un côté, les leaders chiites irakiens partisans d’une séparation de la mosquée et de l’État, et, de l’autre côté, le clergé pro-iranien favorable à l’établissement d’un régime de type khomeiniste. C’est pourquoi les Iraniens se sentent si concernés par ce qui se passe ici. Ils savent que si Nadjaf redevient le bastion du chiisme et passe sous la domination des ayatollahs hostiles à une politisation du clergé, alors la prétention des religieux iraniens à se maintenir aux commandes sera de moins en moins fondée.
C’est aujourd’hui la lutte pour le pouvoir la plus importante au Moyen-Orient. Pour le moment, les membres du clergé chiite à Nadjaf sont en difficulté. Ils ne disposent pas – car j’y ai veillé tout particulièrement – d’un grand nombre de leaders d’envergure. Mais vous ne parviendrez pas à installer vos propres chefs chiites. Ils devront émerger d’eux-mêmes. Ce que vous pouvez faire à Nadjaf, en revanche, c’est réunir les conditions permettant le retour des étudiants et la reviviscence de la tradition chiite irakienne pour contrer l’influence iranienne.

– N’oubliez jamais que l’Irak est un pays arabe. Et que les Irakiens ne veulent pas être les derniers des Américains, mais les meilleurs des Arabes. Si vous voulez établir ici un régime politique modéré et légitime, vous allez avoir besoin du concours des États arabes et des Nations unies. Car, en définitive, les Irakiens veulent que leurs dirigeants soient reconnus par le monde arabe et la communauté internationale. Ils ne veulent surtout pas être considérés comme les laquais des États-Unis. Et regarder Fox News.
Monsieur Bush, je sais que vous vous demandez encore pourquoi je n’ai pas fait plus pour éviter cette guerre qui a mis fin à ma vie politique. Qu’avais-je donc dans la tête ? Qui donc ai-je écouté ? La réponse est : je n’ai écouté que moi-même. Ne faites pas la même erreur.
© New York Times & J.A./l’intelligent 2003. Tous droits réservés.

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