Abidjan respire

Cessation des hostilités sur l’ensemble du territoire national, levée du couvre-feu instauré depuis huit mois, réouverture annoncée du trafic ferroviaire… le pays renaît peu à peu à la vie.

Publié le 19 mai 2003 Lecture : 6 minutes.

Lasse des souffrances et des traumatismes de la guerre, la Côte d’Ivoire se débat pour retrouver sa tranquillité. La mission du Conseil de sécurité, du 15 au 18 mai à Abidjan, constitue un pas dans cette direction. L’enjeu de cette visite est le passage du pays du niveau 4 au niveau 3 de sécurité sur l’échelle de l’ONU, qui en compte 5. Le président Laurent Gbagbo veut faire reconnaître que l’état de guerre est fini et que les conditions pour le retour des capitaux étrangers, des organismes bailleurs de fonds et des investisseurs sont rétablies. Le pays en a bien besoin pour échapper à une asphyxie financière imminente, fruit de huit mois de quasi-paralysie de l’économie. Pour conjurer le mauvais sort de la cessation de paiements qui alimente toutes les rumeurs et les peurs à Abidjan, le pouvoir de Gbagbo compte sur les 400 millions d’euros sur cinq ans promis par l’Union européenne pour appuyer le programme de reconstruction du pays.
Le président ivoirien est lui-même monté au créneau pour prendre des initiatives destinées à satisfaire les conditionnalités posées par la communauté internationale. Au cours de la séance du Conseil des ministres du 8 mai dernier, il a annoncé des décisions qui ont pris de court nombre de membres du gouvernement de réconciliation nationale : « La guerre est définitivement terminée. Toutes les zones de guerre sont supprimées. J’avais acheté quatre hélicoptères Puma pour combattre, je vais les remettre au ministre des Transports qui va décider de leur utilisation dans l’aviation civile. Je vais annoncer au ministre burkinabè des Affaires étrangères, qui arrive demain dans notre pays, que le train Abidjan-Ouagadougou va recommencer à rouler dans les tout prochains jours. Madame la Ministre de la Justice, je vous demande de prendre les dispositions immédiates pour suspendre, en attendant le vote de la loi d’amnistie, les poursuites contre tous les auteurs des atteintes à la sûreté de l’État perpétrées au cours des deux tentatives de coup d’État de septembre 2000 et de janvier 2001, puis de l’éclatement de l’insurrection le 19 septembre 2002. Il faut le pardon pour réunifier les Ivoiriens. » Un revirement pour le moins spectaculaire par rapport à la position exprimée par le président de l’Assemblée nationale à l’occasion de l’ouverture de la session des lois, le 30 avril. Mamadou Koulibaly a exigé le désarmement des rebelles comme préalable à toute autre chose.
Pour marquer le retour progressif de la paix et redonner à Abidjan son lustre d’antan, un décret présidentiel est venu, le 10 mai, mettre fin au couvre-feu instauré depuis l’éclatement de la crise. Destinée à convaincre la délégation de l’ONU de la fin des hostilités, la mesure a redonné le goût de vivre aux Abidjanais. La musique a abondé et l’alcool coulé à flots ce samedi à Yopougon, sur la grouillante rue Princesse qui abrite l’une des plus fortes concentrations de « maquis » en Afrique. Les bars étaient bondés, les tables encombrées de bouteilles de Solibra, la bière locale. À l’image du fidèle qui s’alimente après une éprouvante journée de jeûne, les Ivoiriens ont bu pour se remettre d’un sevrage de huit mois et dansé au rythme du zouglou, du mapouka, du zoblazo…
Le monde de la nuit reprend depuis, progressivement, ses droits dans le pays, à la satisfaction des opérateurs économiques dans les secteurs des transports, de la restauration, des loisirs, des ports et aéroports… Dans la matinée du 10 mai, le train de Sitarail a rallié Abidjan à Bouaké (fief de la rébellion dans le centre du pays) avec, à son bord, 52 passagers dont des soldats français de l’opération Licorne, africains de l’Ecoforce et ivoiriens des Fanci (Forces armées nationales de Côte d’Ivoire) accueillis dans la deuxième ville du pays par le commandant de la ville, le sergent-chef Konaté.
Les choses s’accélèrent depuis la signature d’un accord de cessez-le-feu intégral entre les Fanci et les Forces nouvelles, le 3 mai. Cet accord est le fruit de négociations souterraines menées depuis le début du mois de mars dernier entre les cadres militaires de la rébellion et un groupe de contact de cinq officiers des Fanci, dont le chef d’état-major général Mathias Doué. Les discussions, qui ont eu lieu dans le plus grand secret à Bouaké, Danané et Man (deux agglomérations de l’Ouest), ont gagné un grand pari : convaincre les ministres issus de la rébellion de rejoindre leurs postes à Abidjan. Le groupe de contact travaille, depuis lors, à rallier les extrémistes des deux troupes à l’acceptation de la fin de la guerre. Dans ce cadre, il a envisagé le déplacement à Bouaké, le 14 mai, d’une délégation de plus de quarante personnes comprenant des ministres, dont quelques-uns issus des Forces nouvelles, des membres de l’état-major des Fanci et des hauts fonctionnaires. Une visite symbolique qui, si elle n’avait pas été annulée au dernier moment, aurait permis (pour la première fois depuis le début de la guerre) à de hauts responsables de l’État ivoirien de débarquer, en signe de paix, à bord de l’un des avions présidentiels, dans la zone occupée par le Mouvement patriotique de Côte d’Ivoire (MPCI).
« Toutes ces initiatives, si louables soient-elles, ne vont pas au fond de l’accord de Marcoussis du 24 janvier dernier, tempère Amadou Gon Coulibaly, ministre de l’Agriculture et numéro trois du Rassemblement des républicains (RDR) d’Alassane Ouattara. On pourra jubiler si la réforme des conditions d’éligibilité, du foncier rural… et les procédures d’identification arrêtées à Marcoussis sont effectivement mises en oeuvre. Ce qui n’est pas encore le cas. »
Le gouvernement de réconciliation nationale, chargé de cette tâche, peine à être entièrement constitué. Le chef de l’État continue de récuser Kandia Camara, que le RDR persiste à proposer à la tête du ministère de la Famille, de la Femme et de l’Enfant. À en croire certaines sources, elle a un contentieux avec le couple Gbagbo depuis 2000, pour s’être violemment disputée avec l’actuelle première dame, au cours des travaux préparatoires de la Constitution élaborée sous la transition militaire, sur les conditions d’éligibilité à la présidentielle. Mais le blocage le plus important réside dans la difficulté des membres du Conseil national de sécurité (CNS, chargé de la nomination du ministre de la Défense et de celui de la Sécurité) à pourvoir les ministères de la Défense et de la Sécurité. Une réunion du CNS prévue pour le 12 mai a été annulée à la dernière minute, faute de compromis sur l’identité des personnes à placer à la tête de ces deux départements. Le consensus qui réunit le Parti démocratique de Côte d’Ivoire (PDCI) de l’ancien président Henri Konan Bédié, le RDR, l’Union pour la démocratie et la paix en Côte d’Ivoire (UDPCI) du défunt chef de la junte le général Robert Gueï, l’Union démocratique citoyenne (UDCY) de Théodore Mel eg et des Forces nouvelles (regroupement des trois mouvements rebelles) pour porter Gaston Ouassénan Koné, général à la retraite et président du groupe parlementaire PDCI, à la Défense hypothèque l’avenir de la paix. L’armée récuse ce général, craignant qu’il ne se comporte davantage en chef d’état-major qu’en ministre des Forces armées. Le président de la République ne veut pas d’un dignitaire du PDCI, mais d’un homme de son bord à ce poste stratégique dans ce contexte trouble de fragilité des institutions. Les Forces nouvelles, quant à elles, ont besoin d’avoir confiance en la personne placée à la Défense pour pouvoir déposer les armes.
L’ « affaire » Ouassénan a révélé le plus grand obstacle au processus de paix : la barrière psychologique. Les acteurs du conflit ivoirien ne se font pas confiance. Tous disent vouloir la paix en se préparant à la guerre. « Les tractations en cours, soupçonne Geneviève Bro-Grébé, présidente des femmes « patriotes », sont une astuce pour les rebelles. Ils veulent profiter d’un relâchement de la vigilance du président pour attaquer Abidjan. »
Autre source d’inquiétude : la prolifération des milices dans la capitale qui fait craindre le spectre congolais à de nombreux observateurs. Au grand dam du Premier ministre Seydou Diarra qui a ordonné une enquête, Charles Groguhet et Eugène Djué affirment, sans ambages, être à la tête de milices privées lourdement armées. Ces deux hommes ont en commun d’être d’anciens dirigeants de la Fédération estudiantine et scolaire de Côte d’Ivoire (Fesci). Après s’être alliée au FPI pour perturber le régime PDCI – notamment dans les années quatre-vingt-dix -, la Fesci, qui a fabriqué Guillaume Soro et Charles Blé Goudé, n’a pas fini de peser sur l’équilibre sociopolitique de la Côte d’Ivoire.

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